Le 5 novembre 2024, les membres de la commission consultative du Patrimoine discutaient du programme de rachats de Vefas, lancée une année plus tôt par la Ville de Luxembourg. Sur le slide 24 de la présentation PowerPoint étaient listés les quinze projets immobiliers soumis par les promoteurs : Deux ont été déclarés conformes, quatre « négociables », neuf « non-conformes ».
Quelques jours plus tard, Future-Immo signe avec la Ville pour la vente de cinq blocs d’appartements (47 unités). Situés à Eich, en contre-bas du château de Limpertsberg, et conçus comme produits de luxe, les appartements étaient initialement mis en vente à 16 000 euros le mètre carré. La Ville les aura acquis pour moins de 9 800 euros. Tel est le prix maximum que la commune a fixé : 4 000 euros pour le foncier plus 5 800 euros pour la construction. Le promoteur aura fait quelques ajustements. Il a ainsi réduit les parkings en sous-sol, donnant une orientation « plus sociale » au projet, comme l’explique le cofondateur de Future-Immo, Paulo Carmo. La marge s’est réduite comme peau de chagrin. Mais la priorité aurait été de « continuer à travailler » et à « faire tourner le projet » : « Vu la conjoncture, on n’avait pas trop le choix… »
En mars 2024, la Ville officialise l’achat de River Place, un projet de colocation développé par Immobel, en face de la Gare de Dommeldange. Lors d’une conférence de presse, Muriel Sam, la managing director d’Immobel Luxembourg, évoque la marge qui serait « mince, très mince » : « Ce n’est pas un projet sur lequel on va gagner de l’argent ». Immobel aurait fait un « arbitrage commercial », optant pour des liquidités à court terme plutôt que pour des bénéfices à moyen terme. Publié au début de ce mois-ci, le dernier rapport annuel du groupe belge n’est guère réjouissant : Suite à une perte de 94 millions d’euros, aucun dividende ne sera distribué aux actionnaires pour 2024. On y apprend que le groupe a pris « la décision d’arrêter certains projets (Proximus Towers, Schoettermarial, Arquebusiers) pour se concentrer sur des projets à fort potentiel ». Deux de ces trois programmes « discontinued » (dans la version anglaise) sont situés à Luxembourg, l’un à Belair, l’autre au Kirchberg. L’abandon du projet Arquebusier, où Immobel détenait une parcelle, a entraîné une dépréciation de 9,5 millions d’euros, note le rapport du groupe. Le projet Schoettermarial mesure, lui, huit hectares, dont une moitié appartient à la Ville et l’autre à un consortium formé en 2020 par BPI Real Estate et Immobel. Les deux promoteurs belges déclarent aujourd’hui s’être retirés de l’option qu’ils avaient pris auprès du propriétaire.
L’acteur immobilier Eaglestone est sur le point de céder un des lots de son projet « Brooklyn » à la Ville. Il s’agit de vingt appartements et d’un rez-de-chaussée commercial. De nouveau, le prix se situera en-dessous de la barre de 9 800 euros le mètre carré. Le head of business development, Julien Thevenon, évoque pudiquement une marge « inférieure ». En 2019, le promoteur belge avait acquis les terrains situés entre la Rocade de Bonnevoie et la Fixerstuff, mais que le tram relie aujourd’hui au Kirchberg et à la Cloche d’Or. Eaglestone y développe un projet résidentiel, dont la commercialisation (sous le slogan « urban life, urban beat, urban vibes ») a commencé en avril 2022, c’est-à-dire en pleine crise immobilière. Malgré la conjoncture morose, la première tranche des travaux a débuté en octobre 2023. Le choix de vendre une partie du projet à la Ville serait « difficile » financièrement, mais permettrait de « solidifier les relations commerciales avec la banque et le partenariat avec la société de construction ».
Retour au slide 24 présenté en novembre dernier : Parmi le groupe des « projets négociables » apparaît également « Skyview », le nom donné aux trois tours résidentielles que Flavio Becca voulait ériger au Ban de Gasperich. Les négociations ont été rapidement abandonnées, explique l’échevin aux Finances, Laurent Mosar (CSV). Elles auraient buté sur « deux problèmes majeurs » : primo, la Ville est très réticente à entrer dans une copropriété ; secundo, les parkings n’étaient pas inclus dans le prix. Le projet a depuis été réduit de trois à deux tours, l’une dénommée « Skyview Offices », l’autre « Skyview Residential ». Ce dernier projet serait « prévu à plus long terme », a noté Virgule.lu la semaine dernière. Les ventes seraient « un peu plus compliquées », y explique le directeur de Grossfeld Immobilière, la joint-venture entre Flavio Becca et le promoteur belge Nextensa. (Contacté, Grossfeld Immobilière n’a pas donné suite à notre sollicitation.)
Les Belges sont surreprésentés parmi les promoteurs qui ont répondu à l’appel à projets, lancée par la Ville de Luxembourg en octobre 2023. Dans la rubrique des projets jugés « non-conformes », figure ainsi « Caractères » de Codic. Il s’agit d’un ensemble de résidences planifiées dans le quartier de la Gare, sur les terrains jadis occupés par l’Imprimerie centrale. La société d’origine belge, qui avait développé le projet Royal Hamilius, dit avoir « stoppé la commercialisation de logements en Vefa à Luxembourg fin 2023, compte tenu de l’absence de marché liée à la hausse brutale des taux en 2022 ». Codic prévoit « une reprise progressive de l’activité commerciale dans les prochains mois ». (La société belge BPI dit, elle, avoir vendu deux projets à l’État.)
En 2020, La Libre Belgique proclamait le Luxembourg « pays de Cocagne pour les développeurs ». Venus sur le tard, les promoteurs belges étaient forcés d’acquérir du terrain au prix fort. Ils étaient gonflés à bloc par les classes moyennes flamandes et wallonnes cherchant à placer leur épargne. (C’était le retour inopiné du « dentiste belge », chassé du paradis quelques années plus tôt.) Les établis dénigraient les nouveaux. Ce seraient des « instigateurs d’une inflation des prix des terrains », lâchait Marc Giorgetti en 2022 dans Paperjam. Plutôt que d’immobiliser des fonds propres durant des décennies, les promoteurs belges ont tendance à favoriser des projets urbains qui tournent vite, souvent situés dans la capitale. « Le temps n’est pas l’ami du développeur », estime Julien Thevenon d’Eaglestone. Plus on attendrait, plus on s’exposerait aux risques administratifs, techniques ou financiers. Ceci pourrait expliquer qu’à part Thomas & Piron, aucun promoteur belge ne figure dans le top 10 des privés détenant le plus de terrains. (En 2022, ce ranking était mené par Arend & Fischbach, Giorgetti, Tracol, Stugalux et Promobe)
En l’an III de la crise, force est de constater : L’hécatombe des promoteurs n’a pas eu lieu. C’est que les banques se sont montrées aussi patientes qu’accommodantes. Elles ont rééchelonné et restructuré les dettes des promoteurs, cherchant des solutions à l’amiable. Le calme des banques a évité le pire aux développeurs. Il leur a notamment permis de retarder une décote des prix, que certains considéraient inévitable. « Les banques n’ont pas intérêt à casser le jouet ; elles y perdraient plus qu’en attendant des jours meilleurs », estime Olivier Bastin, cofondateur de la LuxRed et ancien CEO d’Immobel Luxembourg.
Mais à côté des crédits bancaires ont pullulé d’autres modèles de financement. « Une partie du financement du marché résidentiel a basculé dans le monde du ‘shadow banking’, dont la titrisation est une des composantes », a récemment noté Reporter à propos des déboires de Qubic et de la faillite retentissante de Cenaro. Débarquant tardivement sur un marché surchauffé et confrontés à des critères macroprudentiels resserrés, certains promoteurs ont cherché des voies plus inventives, optant pour la titrisation pour financer leurs moyens et petits projets. Ils émettaient des obligations dont les coupons très élevés (dix, quinze, voire vingt pour cent) reflétaient les risques tout aussi élevés. Entre 2018 et 2022, les prix immobiliers renchérissaient en moyenne de onze pour cent par an. Ce boom créait la promesse d’un maximum de rendement en un minimum de temps. Jusqu’à ce que la bulle éclate.
Face à la crise, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Il y a ceux qui venaient de vendre un grand projet et ceux qui s’apprêtaient à le faire. Il y a ceux qui font exclusivement de la promotion et ceux qui doivent faire tourner en parallèle une entreprise de construction. Et il y a surtout ceux qui sont assis sur des réserves foncières, souvent accumulés sur des décennies, et ceux qui ont acheté trop tard trop cher. En 2020, le prix du foncier a fait un bond de presque 17 pour cent, suivi d’une autre hausse annuelle de dix pour cent en 2021. En rétrospective, ce n’était vraiment pas le moment d’acheter.
Certains promoteurs établis auraient commencé à vendre leurs terrains et leurs projets pour assainir leur portefeuille et remplir leurs caisses, entend-on dans le secteur (où les informations et rumeurs circulent à toute vitesse). Olivier Bastin estime qu’on trouverait aujourd’hui du foncier à vendre : « Pas énormément, mais il y a 19 mois on n’en voyait pas du tout ». Du côté de Codic, on confirme que « le foncier reste rare et cher à Luxembourg ». Les propriétaires fonciers seraient réticents à revoir leurs prix à la baisse, constate Julien Thevenon d’Eagle-
stone. La faible fiscalité foncière les inciterait à garder leurs terrains : « Laisser cette situation en place, c’est un choix politique », dit-il. Tombées ce mercredi, les dernières statistiques de l’Observatoire de l’habitat (lire également page 12) confirment ces impressions du terrain. Les transactions foncières auraient connu un timide redémarrage (364 transactions, soit deux fois moins qu’avant la crise) et les prix « une légère baisse ».
Ce mardi matin, une trentaine de professionnels de l’immobilier se sont réunis dans les bureaux d’Iko Real Estate, situé dans la triste zone d’activités de Howald. On boit du café, on mange des viennoiseries et on écoute la Chambre immobilière faire son briefing sur la grande foire cannoise du Mipim. L’atmosphère aurait été « très réservée », relate Max Didier. L’administrateur délégué de la Compagnie de construction luxembourgeoise profite de l’occasion pour annoncer « la mauvaise nouvelle » à son audience : Les incitants fiscaux introduits par le gouvernement Frieden-Bettel prendront bien fin le 30 juin. Il ne faudrait pas s’attendre à ce qu’ils soient de nouveau prolongées. Le président de la Chambre immobilière, Jean-Paul Scheuren, a tout de même lancé un appel à « garder en place quelques mesures pour les Vefas ». Le terme de « confiance » est revenu sans cesse : « Crise de confiance », « manque de confiance », « remettre de la confiance dans le marché ».
Dans Wunnen : Tout reste affaires (2023), Samuel Ruben décrivait un marché immobilier pris dans un « jeu de poule mouillée entre les aspirants acquéreurs qui espèrent (des baisses de prix, des bonnes affaires) et des détenteurs de biens qui attendent (le retour des jours heureux) ». Les nouveaux chiffres de l’Observatoire de l’habitat indiquent un début de dégel. Le nombre de Vefas vendues a quasiment quadruplé par rapport à son niveau plancher de fin 2023, alors que les prix ont enregistré une baisse trimestrielle de 2,4 pour cent. Mais une hirondelle ne fait pas le printemps. « Les évolutions sur ce segment restent très volatiles, puisque le nombre de transactions est ici très limité », relativise l’Observatoire de l’habitat. « Sur ce segment, l’ajustement par les volumes d’activité a très longtemps dominé (davantage qu’un ajustement par les prix), même si les prix ont effectivement baissé sur les projets qui ont fait l’objet de transactions ».
Entre 2022 et 2024, les prix des maisons existantes ont chuté de 19 pour cent. Sur la même période, les nouveaux appartements n’ont enregistré qu’une baisse de sept pour cent. Les particuliers ont fait ce que les promoteurs n’ont pas pu ou voulu faire : Revoir leurs prix à la baisse. Alors que l’ancien a retrouvé les volumes de transactions de l’avant-crise, le neuf est à la traîne : Le nombre de transactions de Vefas reste inférieur de moitié par rapport aux années de boom. Et encore, ces chiffres sont à nuancer, l’Observatoire rappelant que l’activité sur ce segment a été « stimulée » par les achats de l’État et de la Ville.
Il l’aurait dit « ganz dacks op ville Plaze, wou virun allem Promoteuren nogelauschtert hunn ». Le ministre du Logement, Claude Meisch (DP), a réitéré son message en décembre dernier devant la Chambre : « Voilà quelque chose que je critique : C’est qu’ils [les développeurs] n’ont jusqu’ici pas maximisé l’apport qu’ils pourraient faire pour retrouver de nouveau un équilibre entre prix et intérêts ». Une manière très alambiquée de dire que les prix des Vefas restent trop élevés. Au début de son mandat, Claude Meisch n’osait trop le dire : « Ce n’est pas au ministre du Logement de donner des consignes sur la détermination des prix dans un marché libre », expliquait-il en décembre 2023 au Land. Seize mois plus tard, il a changé de registre : Les prix devraient baisser à un niveau qui permette de compenser la hausse taux d’intérêts. Meisch rappelle qu’avec les dettes encourues pour financer le réarmement européen, les taux risqueront de monter de nouveau. « Ce n’est pas normal que tout le monde regarde vers l’État en disant : ‘État, crée-nous des avantages fiscaux ! État, rachète-nous nos projets !’ »
Lancé sous Henri Kox (Déi Gréng), le programme de rachat étatique a rencontré un succès mitigé. Seulement quinze actes de vente ont été signés depuis 2023, pour un montant total de 165 millions d’euros. (En comparaison, le programme de la Ville s’est avéré plus efficace.) Le gouvernement a-t-il loupé l’occasion de profiter de la crise ? Certaines offres auraient été « à côté de la plaque », répond Meisch : « On a dit dès le début qu’on n’allait pas payer tous les prix ». L’État ne serait pas « le garant en dernier ressort ».
Claude Meisch a déjà signalé que la politique de rachat continuera à moyen terme. Il voudrait en faire « un pilier permanent du logement abordable », dit-il au Land. (La Ville de Luxembourg n’exclut pas non plus relancer un appel à candidatures.) Chez les grands promoteurs, on sent un malaise face à l’offre publique et à la transparence des prix qu’elle engendre. L’analyse des dossiers permet à l’État d’acquérir une connaissance plus fine du marché immobilier et des marges réalisées par ceux qui le dominent.