Comment les PME peuvent profiter de l’intelligence artificielle alors que les géants de la tech accaparent le pouvoir ? Vous avez quatre heures

Les technosolutionnistes

Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 28.03.2025

Quatre heures, tel a été le temps alloué lundi à la Journée de l’Économie pour réfléchir à la problématique (un peu bateau) de l’intelligence artificielle (IA). « Is AI simply overhyped, an essential driver of progress, or a real opportunity for transformative change ? », interrogeaient les organisateurs, le ministère de l’Économie et le cabinet d’audit PWC. Cette 18e édition devait mettre en avant un concept cher à la coalition néo-libérale : celui de la productivité. L’année dernière, la première Journée de l’Économie organisée sous le gouvernement de l’ancien président de la Chambre de commerce, Luc Frieden (CSV), était consacrée à la compétitivité. Sous le ministre de l’Économie socialiste Franz Fayot, on avait causé géopolitique.

Lundi, Monsieur Digitalisation au Forum royal, Jacques Thill, a vite souligné la « mollesse » de la productivité ces dernières années au Luxembourg : « L’intelligence artificielle est un super instrument pour gagner en productivité et rendre nos économies plus compétitives », a placé Thill dans un Bingo lexical cher au patronat. Son ministre Lex Delles (DP) venait justement de synthétiser les mesures qu’il avait présentées dans la matinée à la presse pour soutenir les PME dans leur digitalisation et leur accès à l’IA. L’intelligence artificielle devrait produire un gain de croissance du PIB autour de 0,7 pour cent par an sur dix ans et son adoption équivaudrait à celle de l’électricité d’un point de vue technologique, a présenté l’économiste français Philippe Aghion dans la partie optimiste de son exposé vidéo pré-enregistré dans un style très « années 2000 ». Ce professeur au Collège de France et à la LSE co-préside la Commission de l’intelligence artificielle qui a remis l’an passé le rapport « Notre ambition pour la France » au président Emmanuel Macron.

La nouvelle directrice adjointe de l’assurance Foyer, Marie-Hélène Massard, a ainsi promu le recours à l’IA : « C’est clairement une question d’efficacité », a-t-elle avancé. L’assureur utilise l’IA dans la gestion du risque, la conformité, la gestion des sollicitations (avec une analyse par l’ordinateur des photos et vidéos des véhicules cabossés), la détection des fraudes ou encore au call centre. L’IA permettrait « d’épargner aux humains les tâches répétitives pour les assigner à des responsabilités plus complexes ». Le miracle de l’IA ? Les organisateurs avaient convié un trublion en la personne de Luc Julia. Aujourd’hui chief scientific officer du groupe Renault, il a bâti sa notoriété en participant à la création de Siri, la technologie de reconnaissance vocale rachetée par Apple.

Ce Français résident de Palo Alto a également récemment été le personnage central de la série documentaire d’Arte, « Silicon Fucking Valley ». L’entrepreneur-conférencier a importé son impertinence dans les locaux de la Chambre de commerce : « Il n’y a pas d’intelligence dans l’intelligence artificielle ». Il ne s’agit que d’une puissance de calcul incapable de créer, la création étant le monopole de l’Homme. L’IA ne serait que copie ou agrégation de données, plus ou moins maladroite. Luc Julia cite des articles académiques recensant les erreurs trouvées dans les productions de l’IA générative telle que ChatGPT. Puis il cite l’impact environnemental de la technologie. Une recherche sur ChatGPT consommerait autour de 1,5 litre d’eau (dépendant aussi de sa complexité). « Au Luxembourg, vous vous en moquez car vous avez plein d’eau, mais c’est un réel problème », avance-t-il. « Vous détruisez la planète avec l’IA », poursuit-il.

L’IA inquiète encore davantage par ses protagonistes. « Les grandes firmes américaines ont acquis un pouvoir comme jamais auparavant », alerte Aghion, « et exactement dans le sens opposé à celui que nous voulons ». Les Google, Amazon ou Microsoft dominent outrageusement le stockage de données (cloud), essentiel à l’exploitation de l’IA. La technologie impose des coûts immenses (même si la Chinoise DeepSeek se dit bien plus frugale en ressources).
Cela n’a (malheureusement) pas été évoqué à la Chambre de commerce lundi, mais derrière ces marques, il y a quelques individus bien connectés, proches du président des États-Unis et aux inspirations philosophiques inquiétantes. Peter Thiel et Elon Musk, cofondateurs de Paypal, multientrepreneurs, financiers et conseillers de Trump, admirent par exemple la pensée de Curtis Yarvin. Ce philosophe du côté obscur prône une techno-monarchie où les entrepreneurs de la tech règneraient en maître, où ils tireraient les fils de la science et sauraient définir le bien commun. La volonté de Musk (SpaceX) de coloniser Mars en vue de l’effondrement de l’humanité sur Terre ou les visées transhumanistes de Thiel et Larry Page (Google) interpellent de ce point de vue. « Je reste attaché, depuis mon adolescence, à l’idée que la liberté humaine authentique est une condition sine qua non du bien absolu. Je suis opposé aux taxes confiscatoires, aux collectifs totalitaires et à l’idéologie de l’inévitabilité de la mort », résume ainsi Peter Thiel dans une tribune qu’il signe sous le titre The Education of a Libertarian, également inspirée par la philosophe libertarienne Ayn Rand. Dans un entretien au New York Times en janvier, Curtis Yarvin rend hommage à Georges Washington, Abraham Lincoln ou encore Franklin Delano Roosevelt qu’il voit comme des « PDG nationaux » dirigeant le pays de façon verticale, comme une entreprise, reprochant parallèlement la faiblesse intrinsèque de la démocratie (où le consensus serait par définition mou).

Lundi, la présidente de la Banque européenne d’investissement, Nadia Calvino, se contente de parler d’un monde troublé et versatile dans lequel l’Europe « apporte, dès maintenant, précisément stabilité, confiance et une perspective claire pour le futur ». Philippe Aghion et Gerard Hoffmann voient en la régulation un facteur de stabilité. Le patron de Proximus, également cadre de la Fedil, précise toutefois : « In the end it’s all about execution ». Mais la prégnance étatique est vue comme un atout. Le directeur général de la Chambre de commerce, Carlo Thelen, a ainsi milité pour que les « administrations publiques priorisent les solutions nationales et européennes, soutiennent le développement de l’écosystème local et préservent notre souveraineté ».

L’IA apparaît davantage comme « un ensemble d’outils très utiles pour des tâches spécifiques », comme l’avance Luc Julia, en opposition aux visées généralistes d’OpenAI avec l’IA générative. Jacques Thill (également président de LuxConnect) envisage « des modèles plus petits et plus focalisés » sur certains types d’activités comme la santé. « ChatGPT n’est pas assez bon pour la science », relate Maxime Allard, fondateur d’Helical, une start-up utilisant l’IA comme outil de recherche en pharmacologie. Parallèlement, l’État investit dans le hardware offrant la puissance de calcul, Meluxina. Gerard Hoffmann, qui a réussi à générer l’intérêt de Google pour le Luxembourg, se veut positif : « Nous devons être plus fiers de nous » et croire en la possibilité d’attirer les jeunes pousses de l’IA en provenance du monde entier. La conclusion est donc qu’un technosolutionnisme soft peut servir les intérêts du Luxembourg.

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Pierre Sorlut
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