Cinéma

Famille très nombreuse

d'Lëtzebuerger Land du 13.07.2012

On l’imagine griffonné sur un revers, avec un point d’exclamation. To Rome with love, c’est un titre de carte postale détourné, un délit d’initié pour bien commencer et flatter les avertis. Le contenu est une pensée gentillette d’un vieux monsieur en villégiature : on sait qu’il y fait beau et qu’il n’a pas l’air de s’ennuyer. Autrefois, Woody Allen vivait à New York et on disait qu’il était névrosé, parce qu’il gigotait beaucoup et tout le monde parlait sans arrêt en se coupant la parole, ça faisait du bruit dans les rues, ça grouillait de vie. Depuis que le cinéaste s’est exilé en Europe, il est en crise et son spectateur devient Euro-sceptique. Rien ne l’inspire, mais il en parle quand même. L’an dernier, Owen Wilson se déguisait en Allen et écoutait de l’accordéon dans un Paris mystifié. Cette année, Woody repasse devant la caméra, et filme Rome. Des touristes, des résidants, des jeunes, des vieux.

Ces gens-là ont en commun de naviguer à vue entre ceux qu’ils sont vraiment, ce qu’ils aimeraient être et ceux qu’ils apparaissent aux yeux des autres. Parce que clairement, l’enfer, c’est bien ces autres : il y a la famille glaciale d’Antonio (Alessandro Tiberi), arrivé avec sa femme, la prude Milly (Alessandra Mastronardi) mais qui va tomber dans les bras de la putain la plus demandée de la ville, Anna (Penelope Cruz). Il y a ce pauvre Leopoldo (Roberto Benigni), pékin très moyen qu’une horde de journalistes porte aux nues instantanément, parce que ça fait toujours bien de taper sur la célébrité non justifiée. Il y a le jeune Jack (Jesse Eisenberg) épris de Sally (Greta Gerwig), mais aussi de son amie, la très superficielle Monica (Ellen Page) et qui subit les conseils inconscients de l’architecte John (Alec Baldwin). Alors qu’on peut le reconnaître dans tous les personnages, Woody Allen apparaît physiquement sous les traits de Jerry, metteur en scène incompris qui va tout faire pour rendre évident le talent pour l’opéra du père de son futur gendre, quitte à le harceler à outrance et d’une manière évidemment absurde.

Et quand celui ci hurle sur scène « La commedia e finita ! », Allen se met en abyme une fois de plus mais sans jamais s’égratigner, tout juste reconnaître quelques caricatures. Car alors qu’il jouait autrefois avec les clichés, cette fois, paresseux à souhait, il les enchaîne au premier degré. La ville, cette matière qui l’inspirait tant, devient un prétexte, regret permanent depuis l’Espagne de Vicky, Christina, Barcelona (2008). Rome n’est qu’une digestion embarrassante de monuments célèbres éclairés de filtres chauds, sans âme, où évoluent des personnages qui s’agitent vainement. Bien sûr, la logorrhée verbale n’a jamais guère signifié autre chose que son flux lui-même, mais elle atteint sa limite et devient un spectacle franchement navrant.

Woody Allen peut bien jouer de la clarinette, c’est plutôt un son de pipeau qu’il donne à entendre depuis quelques années. Se baladant au hasard des exonérations fiscales proposées par les pays co-producteurs (une intrigue à la Schueberfouer, Woody ?), à raison d’une fois par an, l’ancien comique ne propose plus que des parodies de ses films, qu’il a désormais complètement vidé de sens.

Julien Davrainville
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