Chroniques de l’urgence

Carrosses en carafe à SaragosseJean Lasar

d'Lëtzebuerger Land vom 14.07.2023

Les images des torrents de boue charriant des automobiles et leurs occupants impuissants le long des avenues de Saragosse, ce 6 juillet, offraient un résumé saisissant de la crise climatique : celle d’une civilisation qui s’accroche coûte que coûte à son mode de locomotion préféré, et ce jusqu’à ce que la route dont celui-ci dépend pour fonctionner devienne impraticable.

Les précipitations, qualifiées d’historiques par les météorologistes, ont frappé surtout le quartier Parque Venecia de la capitale aragonaise, atteignant 54 litres par heure et par mètre carré. Lorsque ces images de voitures emportées, d’automobilistes s’extirpant de leur habitacle pour éviter de se noyer et de boules de grêle grosses comme le poing ont été relayées à travers le monde, il y a eu de l’inquiétude et de la commisération pour les victimes des intempéries. Certains les ont commentées en interpellant les politiques qui agissent comme s’il n’y avait pas de crise climatique. Mais le lien quasi-direct entre les véhicules emportés par les eaux déchaînées et les gaz à effet de serre qui sortent de leur pot d’échappement n’a guère été évoqué. Ce sont eux, pourtant, qui sont à l’origine directe, au plan global, des anomalies météorologiques telles que cette tempête supercellulaire de Saragosse. Même si les émissions liées aux moteurs ne sont pas seules en cause, même si l’addiction aux énergies fossiles est diversifiée et couvre presque tous les aspects de nos vies, c’est autour de l’automobile que se cristallise cette funeste dépendance. On peut affirmer que sans l’attachement viscéral, fusionnel, alimenté à coup de publicités omniprésentes et entêtantes, à ce vecteur d’autonomie personnelle, ce garant universel de liberté à portée de clé de contact qu’est la voiture individuelle, nous aurions sans doute déjà réussi à nous sevrer des énergies fossiles, ou du moins à amorcer cet indispensable sevrage.

Cela fait à peine plus de 120 ans que les automobiles sont apparues. Mais elles sont rapidement devenues un pivot de notre civilisation, modelant nos comportements, nos transactions et notre façon d’habiter (et de défigurer) cette planète. Pourtant, nous agissons collectivement comme s’il était impossible d’imaginer un monde sans elles. Telle est la place qu’elles se sont taillées dans nos vies et nos représentations, dans nos organisations spatiales et dans l’économie, que l’impossibilité de s’en émanciper est devenu l’obstacle par excellence à la décarbonation.

Les automobilistes de Saragosse ne sont pas plus coupables de la crise climatique que ceux de New York, de Shenzhen ou de Johannesburg. Heureusement, la supercellule du 6 juillet n’a pas fait de victimes. Tout est bien qui finit bien, donc, les monceaux de boue vont être évacués, les voitures échouées remorquées au garage, et l’indispensable trafic relancé. Il est des messages dont nous nous obstinons à ignorer la haute teneur symbolique.

Jean Lasar
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