Les détails d’une sanction de la CSSF révèlent comment une société de gestion de fonds peut être utilisée pour masquer des bénéficiaires effectifs. La justice enquête sur l’existence éventuelle de blanchiment

Au cœur du réacteur

d'Lëtzebuerger Land vom 05.11.2021

La semaine dernière, Natixis Wealth Management a résilié sa relation d’affaires avec Finexis pour les fonds d’investissements que cette société gère et dont les actifs sont déposés auprès de la filiale luxembourgeoise de la banque française. Tel est le dernier épisode du feuilleton Finexis, débandade consécutive à la publicité d’une sanction prononcée par la CSSF à son encontre, en vertu du dorénavant fameux principe name & shame. En avril dernier, la Commission de surveillance du secteur financier a publié une amende record pour ce type de professionnel du secteur financier. Finexis a été condamnée en décembre (l’opérateur bénéficie d’une période durant laquelle il peut déposer un recours devant le régulateur avant la publication) à payer 240 000 euros pour, notamment, ne pas avoir respecté ses obligations professionnelles en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux. 

Selon les informations du Land, sur dénonciation de la CSSF, le parquet a ouvert une enquête pour soupçons de blanchiment. En octobre, les bureaux de la société de gestion logée au Forum Royal ont été perquisitionnés par la police. Dans un courrier envoyé le 9 juillet 2020 au gestionnaire de fonds et que le Land a consulté, le gendarme financier détaille sur 154 pages les éléments factuels et légaux sur lesquels il a fondé sa sanction (voir encadré). L’écosystème para-bancaire, comme les sociétés de gestion de fonds d’investissement, est aujourd’hui de plus en plus ciblé par les responsables de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. La CSSF opère sous l’œil du groupe d’action financière (Gafi) dont la visite, imminente, fait s’entrechoquer les genoux des professionnels du secteur et les autorités. Les Pandora Papers ont récemment (re)mis le doigt sur la possibilité offerte par des tiers de cacher l’identité du bénéficiaire effectif d’une société (tout comme Open Lux avait pointé les défaillances dans le registre). Le dossier Finexis enseigne que la pratique s’applique aux fonds et qu’elle peut laisser cours à du blanchiment (mais en l’état la société en question et sa direction sont à considérer comme innocentes). Dans sa communication des griefs, la CSSF se réfère à son inspection sur site, menée de juin 2019 à janvier 2020 (et annoncée avant l’arrivée sur les lieux). Le contrôle portait justement sur le dispositif de lutte contre le blanchiment et sur la gouvernance interne. Un fact validation meeting a ensuite été organisé en février 2020 avec la direction, Tom Bernardy et Christian Denizon, et le courrier en question tient compte des réponses apportées jusqu’à fin février par la société. La CSSF énumère une litanie de cas de non-respect « graves et continus des obligations professionnelles ». Une litanie.

Relevons la relation d’affaires avec le principal client de Finexis, Golden Partner. La CSSF retrouve son origine en avril 2016 quand la mystérieuse société sino-helvétique rachète un nombre substantiel de parts dans deux fonds initiés par Finexis. Le régulateur relève déjà l’absence de due diligence à l’entrée en relation. Seule est documentée la structure (des plus opaques) du groupe : Golden Partner International SPF (créée en 2015 par les services d’Edmond de Rothschild) était initialement détenue par un trust néo-zélandais (W Trust) dont le trustee était Golden Partner Holding (New Zealand), son constituant le mari de la sœur du bénéficiaire effectif identifié au Luxembourg (le ressortissant chinois Wang Donghua), et son bénéficiaire effectif une société des BVI opérant dans le jardinage. En 2017, l’actionnariat a changé. La fondation liechtensteinoise Wang Foundation a repris les parts de la société de patrimoine luxembourgeoise. Elle a pour gardien (« protector ») Wang Donghua, son papa pour constituant et ses enfants mineurs pour bénéficiaires effectifs. Mais personne chez Finexis n’a pu dire pendant longtemps qui le bénéficiaire effectif était vraiment, s’il s’agissait de Wang Donghua lui-même (identifié dans les offshore leaks) ou de son beau-frère. Le dirigeant de l’époque s’est rendu à Shanghai pour s’en assurer. La CSSF exhume un courrier envoyé par Christian Denizon au Chinois en octobre 2017 : « Finexis did exactly what Golden partner wanted, we were of extreme flexibility when Golden Partner entities were not delivering BO (beneficial ownership, ndlr) details or documents during 18 months. »

Golden Partner est devenue systémique pour Finexis. En 2017, elle générait 27 pour cent des revenus de la PME luxembourgeoise de gestion de fonds (entre vingt et trente employés), 37 pour cent en 2018, selon les calculs du régulateur. En 2019, Finexis agissait en tant que gestionnaire de fonds d’investissement alternatifs (GFIA) pour treize fonds initiés par Golden Partner. Sur le boulevard Royal, on en revenait à faire ce que « les Chinois » (comme ils étaient désignés dans des emails entre employés) voulaient. Alors que de nombreuses contraintes s’imposent au gestionnaire de fonds en termes de politique d’investissement, de contrôle des transactions, etc. Car d’autres personnes investissent dans ces véhicules.

La CSSF identifie une étrange mécanique de flux : « Cent pour cent des commissions de gestion de Finexis sont rétrocédées au groupe Golden Partner (Golden Partner S.A. à Genève ou Golden Partner Shanghai, en fonction des contrats signés avec Finexis) pour tous les fonds dont le conseiller est
Golden Partner et ce pour au minimum douze fonds. » Finexis se paie sur les commissions d’administration. Toutes les commissions, calculées au prorata des montants échangés, sont artificiellement gonflées puisque les flux financiers sont opérés entre des fonds liés, relève le régulateur. « Le fait que Finexis ne fasse pas de profit sur les commissions de gestion perçues en lien avec les fonds du groupe Golden Partner pose des questions sur son rôle réel ainsi que sur sa substance et sur sa relation avec le groupe Golden Partner », assène la CSSF. Elle souligne en outre que Golden Partner a fait ouvrir à Finexis des filiales à l’Île Maurice, à Hong Kong ou à Shanghai, ce avec l’argent tiré des achats de parts de fonds Finexis par Golden Partner. Le groupe chinois interférait jusqu’à vérifier les CV des candidats aux recrutements dans les entités de Finexis. Golden Partner a même été pendant un an, et dans la plus grande discrétion, actionnaire de la société de gestion Finexis. Ce qui contrevient aux règles de bonne gouvernance.

Les inquiétudes du régulateur sur un éventuel blanchiment d’argent se précisent. L’argent accumulé dans la fondation liechtensteinoise serait une « donation familiale » selon la direction de Finexis, mais aucun document ne l’établit. De même, elle explique aux équipes de la CSSF que l’argent frais apporté par Golden Partner proviendrait de commissions de gestion perçues dans le cadre de ses activités de gestion, notamment des avoirs de riches familles chinoises, mais aussi d’actifs du groupe Union Pay (le Western Union chinois, un système de transfert d’argent de particulier à particulier, notamment utilisé par les diasporas) « en vertu d’un contrat de services avec Golden Partner Shanghai que Christian Denizon aurait vu » lors d’une visite en Chine. Là encore, rien ne l’étaye. « Nous considérons que Finexis aurait dû corroborer l’origine des fonds surtout dans la mesure où les investisseurs sont classifiés en high risk, ce qui est le cas des structures bénéficiaires effectifs de Golden Partner, et en présence de transactions élevées, tant en montant qu’en nombre de transactions, et/ou lorsque les investisseurs présentent des indicateurs de soupçon de blanchiment d’argent », écrit le gendarme financier.

La CSSF cible aussi des investissements massifs des fonds dans les titres Leclanché, un groupe suisse actif dans les solutions de stockage d’énergie dont Golden Partner est l’actionnaire majoritaire à travers les fonds initiés par Finexis mais pilotés depuis Shanghai ou Hong Kong. Le régulateur reproche à Finexis de ne jamais avoir fait de due diligence sur cette société cotée au Swiss Exchange et au sein de laquelle ses fonds ont 72 pour cent des droits de vote. Le régulateur constate en outre que Finexis, en conscience, a délégué en 2016 les droits de votes de ses fonds chez Leclanché à David Ishag, alors membre du conseil d’administration et conseiller investissement de Golden Partner, « donc initié permanent ». « Malgré la connaissance de ses différents mandats, Finexis ne s’est pas questionné lorsque M. DIG (la CSSF utilise les initiales des noms, ndlr) membre du conseil d’administration de Leclanché S.A. depuis mai 2016, l’instruisait le 26 octobre 2016 de réaliser une souscription d’EUR 1.3 million dans le but d’investir dans les titres Leclanché S.A. avec comme justification ‘on the back of any positive company announcement that might be made’, et ce alors que seulement six jours plus tard, une annonce positive concernant Leclanché S.A. était publiée », écrit le régulateur.

Puis il y a cette banque créée par Finexis à Djibouti. Le directeur Christian Denizon l’associe à sa contrepartie chinoise dans un email où il s’énerve après que Golden Partner rechigne à honorer une facture : « Nous ouvrons un bureau à Hong Kong pour lui, je lui ai créé une banque à Djibouti [...] donc il bâtit son réseau mondial peu à peu... ». Cet établissement dont Golden Partner se désintéressera finalement, Banque Nchi, est cité dans les Dubaï Papers et en particulier un article du Nouvel Obs. L’un de ses promoteurs et fondateurs, Alexei Korotaev, y est présenté comme un homme d’affaires proche d’Igor Setchin, président du pétrolier Rosneft et ancien vice-président de la Russie. (Il s’est en outre fait arrêter pour avoir donné un chèque sans provision alors qu’il était en train d’acheter le club de foot de Roda aux Pays-Bas). La banque a notamment servi à cacher des investisseurs dans un fonds luxembourgeois. Finexis a détenu 49 pour cent des parts de banque Nchi. La CSSF comprend que cette dernière était « pilotée depuis Luxembourg ».

Dans ses échanges avec le régulateur, Finexis admet des erreurs de gouvernance, notamment à cause d’une surcharge de travail, d’un manque de ressources et des problèmes de personnel. Au Land en mai, l’actionnaire principal et ancien dirigeant Christian Denizon assurait : « Aucune activité de blanchiment de capitaux n’a été identifiée ». La PME essaie tant bien que mal de tourner le dos à son passé. Dirigeants et employés arrivent et partent. Un changement d’actionnariat est en discussion..

La Panc en question

L’amende prononcée par la CSSF intervient via une procédure administrative non contentieuse (Panc) dans le cadre de laquelle le régulateur a seul le pouvoir d’instruire, de poursuivre, mais aussi de sanctionner tout manquement à une législation ou à une règle administrative. Lors d’une procédure en justice, le parquet poursuit, le juge instruit et le tribunal (indépendant vis-à-vis du siège) rend la sentence. Par ailleurs, la Panc telle qu’elle est régie au Luxembourg pour le secteur financier est régulièrement contestée pour les moyens octroyés à l’accusation quand la défense n’en a que trop peu (d’Land, 8.11.2019). Selon la politique en vigueur, le régulateur dispose d’une large latitude pour la fréquence ou la sévérité des sanctions, voire des contrôles effectués. Aucune information publique ne permet de juger d’un traitement de faveur envers l’un ou l’autre établissement. Il est en tout cas établi que jamais la CSSF n’a autant sanctionné que sous la direction de Claude Marx, en place depuis 2015. Une constatation à interpréter dans un contexte général de serrage de vis (via des directives et un régime de sanction bien plus sévère) à l’égard des banques, principalement contrôlées en bout de ligne depuis fin 2014 par la Banque centrale européenne, laquelle fait peu de cas des considérations de place (comme une éventuelle tolérance à l’égard d’un acteur systémique).

Pierre Sorlut
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