Un grand-duché dans le miroir d’une principauté

Liechtenbourg

d'Lëtzebuerger Land vom 28.06.2019

Krötenarie – Als Liechtenstein reich wurde (Chronos Verlag, Zurich, 2018) relate « l’adolescence », tardive et fougueuse, de la place financière du Liechtenstein entre 1950 et 1975. Avant d’être un « Lesestück » de 505 pages, ce fut une pièce de théâtre, dont les représentations au Liechtenstein duraient six heures. Vivant à Vaduz, son auteur, Stefan Sprenger décrit « la force tectonique du nouvel argent », capable de renverser tous les rapports et de « créer un État à son image », dans la législation, l’urbanisme et les biographies. La pièce thématise également les limites systémiques d’un modèle d’affaires : « Zwergstaat, aber Riesenarbeitsmarkt. Viel Geld, aber kein Grund und Boden. Sturköpfige Bauern, aber in der Mitte Europas. Glaubst du wirklich, diese Mischung geht ohne Streit ab ? » Écrite en dialecte et traduite en allemand, Krötenarie a une ambition quasi-balzacienne, celle de recréer tout un univers social, de l’épicier déclassé à l’avocat bling-bling : « Wenn einer furzt, riecht man’s im ganzen Land ».

« Cela dégageait une atmosphère un peu désuète mais solide… quelque part réconfortante. Personnellement, je trouvais que cette vallée était un trou déprimant », se rappelle un banquier luxembourgeois qui descendait régulièrement à Vaduz dans les années 1980-1990 pour des voyages d’affaires. « Nous, les Luxembourgeois, on se voyait comme des Männer vu Welt. Les avocats du Liechtenstein étaient super-formalistes, très buedemstänneg. À vrai dire, on les prenait un peu de haut… » Cette arrogance, admet-il, aurait été déplacée. Car, en réalité, la principauté servait une clientèle plus riche et sélecte que le Grand-Duché, qui restait largement cantonné à l’évasion fiscale low-cost avec une offre pour les classes moyennes belges, allemandes et françaises.

Ce mépris pour les provinciaux du Liechtenstein fut également l’expression de l’anglomanie de la place financière. À partir des années 1980, les avocats et banquiers luxembourgeois avaient les yeux fixés sur Londres, nouvelle Mecque de l’ère néolibérale, où ils glanaient leurs premières impressions des golden boys de la finance, dont ils tentaient de copier les mœurs et pratiques, même si les Londoniens avaient tendance à les traiter comme des concierges sortis du « back-office » juridique.

La place financière luxembourgeoise semble peu préoccuper les artistes autochtones. En 2012, le film noir Doudege Wénkel de Christophe Wagner avait seulement feint s’y intéresser. Au début, le spectateur pense que l’intrigue tourne autour d’une sinistre machination financière, pour finalement se rendre compte que ce n’est là qu’un « red herring », qu’en réalité, des logiques plus archaïques sont à l’œuvre : jalousie, vengeance, secrets. Bref, une histoire de village, à l’ancienne et en famille. Il aura fallu attendre la diffusion de la série télé Bad Banks en 2018 pour voir le premier portrait de « la place », même si le Luxembourg y joue un rôle secondaire, celui d’hinterland de Francfort.

Stefan Sprenger, lui, réussit à conjuguer grande histoire économique et biographies des personnages. Il présente ainsi la place financière à la fois comme élément disruptif et comme ascenseur social. Aux fils et filles de paysans, elle offrait la perspective de s’en sortir, de s’élever au-dessus de la claustrophobie catholique du village et de la famille. À la manière d’une tragédie grecque, Krötenarie dépeint les mères poussant le fils à dépasser le père. Ces tiger moms mettent tout en œuvre pour que leur progéniture choisisse une carrière dans un cabinet d’avocats. Avec des « effets corrosifs » pour la cohésion sociale : Les enfants finissent par gagner plus en une semaine que leurs parents en une année. Les choix scolaires sont des stratégies d’investissement, dont la famille attend un rendement. La vente d’une parcelle agraire permet ainsi de financer deux années d’études de droit (de préférence à Fribourg, la ville catholique qui avait également été une destination de choix pour les élites luxembourgeoises). « Wären drei Stücke ‘Boda’ da, so käme ein sechsjähriges Studium und damit das Medizinstudium möglicher-
weise in Frage » ; pragmatisme paysan.

Plus de cent pages de commentaires clôturent le livre. La recherche entreprise par Sprenger est impressionnante. Deux ans durant, il s’est immergé dans les archives de la presse locale, les monographies commémoratives, les comptes-rendus parlementaires… De cette plongée dans les sources primaires, il a remonté une foule de détails : sur la densité de télex (la plus haute au monde), sur la mise en relation entre clients et avocats (souvent via les concierges d’hôtel, recommandant un cousin), sur le nombre de peaux de chats vendus au marché d’Altstätten en février 1955 (417 pelages)... Sprenger détaille le décor intérieur des cabinets de Treuhand. Un avocat conseille ainsi à son confrère d’accrocher dans sa réception « ein richtig großes Bild von Schloss Vaduz ». On pense au grand rush des banques luxembourgeoises sur les anciennes gravures de la forteresse, supposées conférer une fiction de permanence et de stabilité à une activité qui restait récente et fragile.

Le Liechtenstein et le Luxembourg offrent des « trust services », également dans le sens premier du terme « trust ». Un wealth manager est fréquemment amené à connaître les détails embarrassants de la vie familiale et intime de ses clients : enfants dispendieux, affaires extraconjugales, alcoolisme, toxicomanie. « Because of this special role, some wealth managers liken themselves to clerics or confidants », écrit la sociologue Brooke Harrington dans Capital without Borders (Harvard University Press, 2016). « Ego te absolvo », murmure Josef Merkur, une fois son client parti. Celui-ci vient de créer une « Familienstiftung » pour les deux filles qu’attend sa maîtresse.

La tentation des Treuhänder de s’accaparer l’argent des fiduciants apparaît en filigrane à travers toute la pièce. Du temps du secret bancaire, le Liechtenstein et le Luxembourg avaient sous la main une clientèle largement captive. L’avantage compétitif (zéro pour cent en impôts) était tellement évident qu’on pouvait se permettre de prélever des commissions prohibitives. Et, en cas de manquements professionnels de la part des banquiers, le client avait les mains liées. Après tout, il pouvait difficilement porter plainte pour avoir perdu de l’argent qu’il avait « omis » de déclarer au fisc.

Krötenarie présente deux archétypes de l’avocature d’affaires : Josef Merkur, la voix de la prudence et de la morale, et son ancien protégé Ossi Büchel, l’arriviste aussi cynique que boulimique. Le vieux Merkur plaide pour un « bedeutend kleineres, wenn auch reineres Geschäft ; das ist eine politische Rahmenentscheidung » (en somme, la nouvelle « doxa Gramegna »). Il veut garder ses distances avec cette « fischige, undankbare, unberechenbare Klientel ». Le jeune Büchel lui répond : « Was brauche ich sie zu kennen ? Ich gründe ihnen eine Anstalt, sie bezahlen die Gebühren und jeden Handschlag, den wir für sie tun. Danach lösche ich die Anstalt wieder, und guat ganga isch. »

« Der geordnete Staat, die vertrauenswürdige Mentalität, das Angebot, die europäische Nachfrage, die gesetzlichen Rahmenbedingungen, selbst die Landschaft – alles stimmt », estime un personnage dans Krötenarie. Le Luxembourg n’est pas aussi exceptionnel qu’il aime à le penser. Le nation branding de la principauté et celui du grand-duché se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Le Liechtenstein se vante ainsi d’un « high level of political continuity and stability » (en précisant : « strikes are not part of the working culture ») et d’une « minimal bureaucracy » (synonyme de « fast decision making »). Depuis peu, la principauté alpine chante la chanson de la transparence et de la digitalisation, de la « philanthropie » et de la blockchain (d’Land du 5 avril 2019). La même rengaine que son concurrent luxembourgeois.

« Lichtenburg », ce fut le nom donné au « quaint little duchy » qui fournissait le décor à la comédie musicale d’Irving Berlin Call Me Madam (1950), inspirée de Perle Mesta, la flamboyante ambassadrice américaine au Luxembourg. Il y a comme une affinité élective : À côté de Monaco, le Luxembourg et le Liechtenstein sont les deux seules monarchies où le Fürstenrecht a survécu. Les deux maisons sont unies par des liens matrimoniaux : La princesse Margaretha de Luxembourg, sœur cadette du Grand-Duc Henri, est mariée à un des fils du souverain de la principauté du Lichtenstein. Mais, surtout, les deux micro-États – survivances de féodalités anciennes – ont fait preuve d’une étonnante capacité à s’insérer dans les flux financiers mondiaux.

Pour la place financière luxembourgeoise, le Liechtenstein est une référence discrète mais constante. On la retrouve dès l’année zéro de l’offshore, lorsque, le 17 juillet 1929, par « une chaleur saharienne », le Parlement s’apprête à voter la loi sur les holdings. Le rapporteur Auguste Thorn évoque la principauté comme exemple qui illustre « le grand avantage fiscal » que présentent les holdings pour des petits pays. En 2006, la « H29 » est abolie et remplacée par la Société de gestion de patrimoine familial… en grande partie copiée sur la concurrence du Liechtenstein. Les Anstalten du Liechtenstein étaient considérées comme le nec plus ultra de ce que l’industrie avait à offrir en termes d’opacité. (Elles coûtait le double, voire le triple d’une H29 made in Luxembourg.)

Créés par règlement grand-ducal en 1983, les contrats fiduciaires devaient concurrencer Vaduz. Ils seront commercialisés comme produit hyper-blindé… y compris contre les droits des créanciers. Dans une brochure, une banque luxembourgeoise expliquait ainsi « tout l’attrait commercial » des fiducies par « l’impossibilité de réserver une suite favorable à la saisie ». Plus ou moins explicitement, la banque conseillait donc à ses clients de transférer leurs actifs à un fiduciaire pour ainsi pouvoir créer une insolvabilité fictive et mettre leur pactole au sec. (En réalité, il s’agissait d’une publicité mensongère : la promesse d’étanchéité était démentie par la jurisprudence.) Personne ne sait au juste combien de contrats fiduciaires ont été commercialisés depuis le Luxembourg. Le voile est en train d’être levé, les banquiers et avocats auront jusqu’au 1er septembre pour consigner l’identité, longtemps occultée, des Ubos (ultimate beneficial owners) dans le nouveau Registre des bénéficiaires économiques (d’Land du 15 février 2019).

Or, il y a des différences réelles entre les deux micro-États. À commencer par la taille : le pays alpin compte seulement 38 000 habitants – soit à peu près autant que la commune d’Esch-sur-Alzette –, dont un tiers d’étrangers. Le système politique y restait largement clanique : « Die Parole einer Familie, nicht mehr für die angestammte Partei zu wählen, sollte ein Familienmitglied diesen oder jenen Staatsposten
nicht bekommen, konnte einen Machtwechsel bewirken. » Les responsables politiques du Liechtenstein, Sprenger les décrit comme des bâfreurs bornés. La seule chose qui les intéresse, ce sont les recettes budgétaires. Un Treuhänder explique ainsi l’arrangement à deux députés : « Ihr lasst uns in Ruhe. Wir liefern, und ihr macht die drei Affen. Nichts hören, nichts sehen und nichts sagen. »

Dans sa postface, Stefan Sprenger estime que l’« omertà » serait levée ; et de remercier les Treuhänder qui, lors de longs entretiens en off, lui auraient étalé le « Innenfutter des Geschäfts ». Au Luxembourg, on reste plus pudique. En se fiant aux seuls témoignages de banquiers retraités, Laurent Moyse a ainsi abouti à une histoire lisse et lénifiante (Les artisans de l’industrie financière, Saint-Paul, 2014). Le centenaire de la BGL et la multitude d’articles de presse louangeurs qui l’ont accompagné faisaient complètement l’impasse sur l’histoire de l’évasion fiscale, sans laquelle on n’arrive pourtant pas à saisir les évolutions récentes du secteur.

Sprenger évoque une « antinomie entre secret et histoire ». Dans les commentaires, il s’étonne : « Was für unglaubliches Erzählmaterial Tag für Tag in den Kanzleien und Banken entstand und geradezu nach prahlendem Erzählen schrie [...], aber, weil Diskretion als erste Treuhänder- bzw. Bankerpflicht großgeschrieben, nicht öffentlich zu erzählen war oder nur hinter vorgehaltener Hand, zu später Stunde, bei entsprechendem Alkoholpegel, gewissermaßen private Schmuggelware aus der geheimnisversiegten Berufszone ». Cette tentation du trafic d’informations devait également titiller les banquiers et avocats du Luxembourg, pays du micmac et du Beschass.

Josef Merkur initie une jeune juriste dans les arcanes des affaires. Il la met en garde : « Geld trägt immer die Geschichte seiner Herkunft mit sich – es kann auch noch so anonym sein. Wenn Sie Geld annehmen, übernehmen Sie auch seine Geschichte. Wenn es Blutgeld ist, heftet sich das Blut an Sie. Wenn es Schweigegeld ist, heftet sich das Schweigen an Sie. [...] Sie übernehmen dann nicht nur das Geld, sondern das Geld übernimmt auch Sie. » Plus tard dans la pièce, Büchel donnera sa vision des choses : « Wir wollten die Welt bei uns haben. Jetzt haben wir sie. Mit allem was dazugehört. Entweder du packst es, oder du packst es nicht. »

En fin de compte, Krötenarie bute sur une limite morale que l’auteur souligne lui-même dans sa conclusion. En se concentrant sur les internalités négatives du business offshore, il en perd de vue les externalités négatives, « denen das nach Liechtenstein verschobene Geld Mangel, Not und Tod bedeutet hat, weil es nicht Straßen, Schulen, Hospitäler und andere zivile Infrastruktur geworden ist, für die in Afrika, Süd- und Mittelamerika, der Karibik. »

Bernard Thomas
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