Libéralisation des télécommunications

Par les airs et par la terre

d'Lëtzebuerger Land du 28.10.1999

La libéralisation du secteur des télécommunications en Europe repose en fin de compte sur un artifice. Le législateur oblige en effet l'opérateur national traditionnel de mettre son réseau à disposition de ses concurrents, et ceci au prix coûtant. 

Or, définir ce dernier n'est guère une science exacte, notamment parce que ce calcul n'était pas nécessaire du temps du monopole. Ceci d'autant plus que l'installation du réseau représente un investissement très lourd, mais pas son exploitation. La fixation de ces prix résulte donc souvent d'une négociation ardue entre l'opérateur traditionnel et le régulateur du marché - au Luxembourg l'Entreprise des P[&]T (EPT) et l'Institut luxembourgeois des télécommunications (ILT). 

Cet artifice législatif permet d'ouvrir les marchés monopolistiques des télécommunications. Une véritable concurrence, et donc des prix établis par le marché, ne peut cependant prendre pied tant qu'il n'existe pas de réseaux alternatifs. Un domaine dans lequel le Grand-Duché a pris un retard certain. Un domaine aussi où on tombe sur un paradoxe : alors que des licences spéciales permettent à d'autres opérateurs de poser leur propre réseau de télécommunication, le Luxembourg redécouvre le charme des ondes hertziennes.

Depuis avril dernier, CLT-Ufa, respectivement sa division Broadcasting Center Europe (BCE), a en effet mis en place un réseau national et international à l'aide de faisceaux hertziens. Ces antennes, qui sont indépendantes des activités de radiodiffusion du groupe, permettent une réponse flexible et rapide aux demandes de la clientèle. Parmi celle-ci on trouve aussi bien des utilisateurs finaux que des opérateurs concurrents de l'EPT comme Global One. 

BCE a d'ailleurs signé la semaine dernière un accord de coopération avec un autre acteur luxembourgeois : Cegecom, une filiale du distributeur d'électricité Cegedel. Ce dernier dispose en effet d'un réseau en fibres optiques qui fonctionne en parallèle à son réseau à haute tension, la fibre ayant été intégrée au câble de masse. Les deux systèmes offrent une grande complémentarité. Les fibres optiques permettent des débits plus importants tandis que les faisceaux hertziens se distinguent par une plus grande flexibilité dans leur mise en place. 

Alors qu'BCE peut réaliser l'ensemble des installations nécessaires à son réseau en recourant à ses propres services, Cegecom est une structure plus légère de deux personnes aujourd'hui qui ne devrait pas s'agrandir au delà d'une quinzaine de salariés. Les travaux d'installation du réseau seront confiés à des sous-traitants. Cegecom prévoit d'être opérationnel au premier trimestre de l'an 2000. 

D'ici là, le paysage des télécommunications luxembourgeoises devrait avoir (enfin) connu une mutation profonde. Car si la plupart des projets de mise en place de réseaux ont pris du retard - il ne suffit pas de disposer d'une licence, encore faut il obtenir les autorisations nécessaires pour effectivement pouvoir poser son infrastructure -, ils commencent peu à peu à se concrétiser. 

Coditel est ainsi déjà opérationnel. Le câblo-opérateur dispose notamment à Luxembourg-ville d'un réseau en fibres optiques avec d'importantes capacités inutilisées. Ce qui s'avère surtout intéressant pour relier, par exemple, deux sites d'une même entreprise. L'utilisation du câble coaxial de la télédistribution pour offrir de nouveaux services comme l'Internet n'est cependant pas à l'ordre du jour, les investissements nécessaires étant jugés prohibitifs. 

Codenet, une autre société du groupe Tractebel, utilise elle aussi le réseau Coditel, qu'elle a relié à ses infrastructures belges. Cette simple connexion devrait dans les mois à venir être élargie en boucle. Pour l'instant Codenet n'offre que des services de transmission de données. Les services de téléphonie suivront une fois l'interconnexion avec le réseau de l'EPT mise en place. 

WorlCom s.a., joint venture belge entre le géant MCI-WorldCom et Coditel, s'installera aussi au Luxembourg avec une présence commerciale et technique. Dans une première phase on utilisera le réseau Coditel. Des services commerciaux devraient être offerts à partir du second trimestre 2000.

Parmi les projets les plus ambitieux compte sans doute celui de l'américain GTS. Sa division Carrier Services prévoit en effet de lancer au premier trimestre 2000 son centre technique à la Cloche d'or. Huit cents mètres carrés d'équipements reliés au réseau international du groupe d'un côté par Arlon, de l'autre par Thionville. 

Le projet est d'autant plus intéressant que GTS se positionne - même si sa division Business Services offrira ses services aussi aux entreprises et particuliers - sans ambiguïtés comme un carrier's carrier, c'est à dire qu'il offre ses services en premier lieu à d'autres opérateurs. Global One devrait ainsi, plutôt que de mettre en place un réseau propre, connecter son commutateur à l'infrastructure GTS. La présence de cette dernière réduira considérablement les obstacles d'entrée sur le marché pour d'autres opérateurs.

Ces projets de mise en place de réseaux alternatifs à celui de l'EPT sont cependant limités dans leur étendue. Il s'agit en premier lieu de connexions entre un point à Luxembourg et les réseaux internationaux. L'installation de câbles ou d'antennes chez l'utilisateur final sera plutôt l'exception et se limitera à certains endroits stratégiques - boulevard Royal, Kirchberg, etc. - ou à de très grands utilisateurs. 

Avec l'avancée de ces différents projets, d'autres acteurs potentiels du marché libéralisé des télécommunications risquent d'être pris de court. Ce qui est notamment le cas des CFL. La société des chemins de fer est en effet toujours en pourparlers avec ses autorités de tutelles afin d'obtenir le feu vert pour se lancer dans l'aventure. Un accord que l'ancien gouvernement ne semble pas avoir été très chaud à donner. 

Or, les CFL ont déjà été confrontés à des demandes d'opérateurs alternatifs pour poser des fibres optiques le long des rails. Les chemins de fer disposent aussi de leur propre réseau de télécommunication. Jusqu'à présent, les dossiers n'ont toutefois pas connus de suite, faute de clarification du rôle à remplir par les CFL qui ne sont plus que le gestionnaire d'infrastructures qui appartiennent en fait à l'État. 

Un autre acteur public à être assis sur une mine d'or est la Ville de Luxembourg. Les services de l'administration communale se trouvent en position de force puisqu'ils disposent de leur propre réseau d'électricité et que la télédistribution est divisée entre plusieurs entreprises. Ceci d'autant plus que les services de la ville ne devraient pas trop avoir de problèmes administratifs dans leurs démarches. Un des aspects principaux à rendre la vie dure aux nouveaux opérateurs. 

Même dans un marché libéralisé surveillé par un régulateur indépendant, les acteurs publics gardent donc un rôle à jouer. D'abord par les autorisations - outre les licences de l'ILT - nécessaires à l'installation des réseaux. Mais aussi par la tutelle exercée sur certains concurrents potentiels de l'EPT et des nouveaux opérateurs.

Henri Grethen, qui cumule la tutelle de l'EPT et celle de la Société des CFL dans son portefeuille - Mady Delvaux était en plus ministre des Communications, compétences reprises par le ministère d'État - devra ainsi décider s'il veut privilégier l'une sur l'autre ou leur laisser libre cours. Avec Paul Helminger, la Ville de Luxembourg a pour sa part un bourgmestre qui n'aura pas droit à l'excuse d'avoir ignoré les enjeux de la recomposition du secteur des télécoms. 

Une chose est cependant sûre entre-temps. Si le niveau politique prive le secteur publique de sa chance, le privé ne se laissera pas retenir pour autant.

Jean-Lou Siweck
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