Chronique Internet

La main dans le sac

d'Lëtzebuerger Land du 28.06.2019

Le site Genius, dont la spécialité sont les paroles de morceaux hip-hop, a accusé Google la semaine dernière de lui avoir volé des paroles en de multiples occasions. L’affaire a eu un certain retentissement parce que le site, qui collecte les « lyrics » grâce à une communauté de fans étendue, a utilisé un stratagème sophistiqué pour confondre Google. Ayant constaté que le géant de Mountain View reproduisait fréquemment des paroles parfaites dans ses résultats de recherche, dans le dispositif qu’il appelle « One Box », alors que ses concurrents se contentaient en général de textes incomplets ou inexacts, le responsable de la stratégie de Genius, Dan Gross, a décidé d’intégrer dans le texte d’une chanson particulière une suite spécifique d’apostrophes droits et arrondis, en les alternant de façon à former en code Morse les mots « red-handed » (la main dans le sac). Lorsque les ingénieurs de Genius l’ont retrouvé quelques jours plus tard, inchangé, sur le site de Google, ils tenaient leur preuve.

L’affaire a commencé en 2016 avec le morceau Panda de Desiigner. Genius avait alors eu un accès privilégié aux paroles, tandis que la plupart de ses concurrents n’avaient pu publier que des versions approximatives. Google a affiché peu de temps après une version impeccable du morceau. Suspectant de s’être fait piller, Genius a alors mis au point son piège à bases d’apostrophes alternées. Ce qui lui a permis, selon ses explications, de constater au cours des années suivantes une centaine de cas similaires. En 2017, Genius a indiqué avoir alerté Google sur ce qu’il considère comme un pillage, mais s’est heurté à une fin de non-recevoir. En avril 2019, le site a de nouveau écrit à Google, lui reprochant de ne pas s’en tenir à ses conditions d’utilisation et d’avoir commis une infraction aux lois anti-trust. En fin de compte, le site a décidé de lancer un blitz de communication vengeresse.

Google se défend en affirmant ne pas copier de textes de Genius, mais faire appel à des textes venant d’autres sites. LyricFind, un des sites avec lesquels Google a conclu un accord, a reconnu avoir copié des paroles de chansons sur Genius. « Nous prenons la qualité des données et les droits d’auteur très au sérieux et attendons de nos partenaires qu’ils respectent les termes de notre accord de licence », a indiqué Google. L’entreprise a toutefois précisé « enquêter » sur la question auprès de ses partenaires et a indiqué que si elle constate que des partenaires ne maintiennent pas de bonnes pratiques, « nous terminerons nos accords ». Selon Genius, Google a pris la peine de remplacer toutes les apostrophes courbées dans les textes en question par des apostrophes droits, comme s’il cherchait à effacer la preuve du pillage.

Google n’étant pas spécialement en odeur de sainteté auprès des régulateurs, ni aux États-Unis ni dans l’Union Européenne, cette affaire, même si elle mineure, tombe à un mauvais moment pour lui. Son enjeu économique immédiat est relativement limité. Mais elle jette une lumière peu flatteuse sur ses pratiques. C’est d’ailleurs à peu près tout ce que Genius peut obtenir avec cette dénonciation, car devant un tribunal, ses perspectives de décrocher une indemnisation sont pratiquement inexistantes.

Ni Genius ni Google (ni les autres sites reproduisant des paroles de chanson) ne disposent de droits d’auteur sur ces textes : ceux-ci appartiennent, par définition, à leurs auteurs. Leur reproduction en ligne est régie, pour ces deux sites, par des accords de licence généraux avec les sociétés de droit d’auteur, sans que n’existe nécessairement une source officielle pour les textes. C’est pourquoi ceux-ci sont souvent notés et partagés par les fans. Wired suggère que d’autres agrégateurs comme Bing ont également subtilisé des textes à Genius, mais que ce dernier a choisi de s’en prendre à Google du fait de sa puissance de feu, afin de souligner sa tendance à abuser de sa position dominante.

Jean Lasar
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