Cristina Lucas, Trading transcendence

Dévoiler les codes-valeurs

d'Lëtzebuerger Land du 16.12.2016

Synchronisation et sortie du temps Mettre des protections en plastique blanc autour de ses chaussures – comme celles que l’on donne aux personnes dont les souliers sonnent aux contrôles de sécurité des aéroports – pour entrer dans une salle blanche, marcher sur un tapis blanc épais, et être ensuite agréablement bercés par un son qui est extrêmement angoissant : le tic-tac du temps. Pour reprendre la notion que le sociologue Marc Augé utilise entre autres concernant les aéroports, l’artiste espagnole Cristina Lucas réussit avec son installation Clockwise à transporter les visiteurs de son exposition dans un « non-lieu ». Car être tellement dans le temps, cela équivaut à être hors temps et par conséquent hors espace.

L’installation est composée des mécanismes élémentaires de 360 horloges. Mais l’agencement sériel des horloges à hauteur des yeux dans la salle rendue elliptique produit, paradoxalement, un effet apaisant et onirique. Cette pièce périodique revient en effet sur soi – comme le cycle de la Terre – tout en s’échappant du temps. Il s’agit pourtant d’une réduction chronométrique visant à mettre l’accent sur le quadrillage du temps : chaque cadran avance de quarte minutes par rapport à celui qui le précède et les 360 horloges disposées ainsi constituent un cycle de 24 heures. L’expérience la plus poétique de l’exposition revêt également une valence critique insoupçonnable. Car l’artiste rappelle que la conception linéaire du temps est en réalité la condition sine qua non de l’organisation de toute société mercantile : c’est en effet après le premier tour du monde de Magellan au début du XVIe siècle que l’exploitation des routes maritimes exige la précision des horloges pour faciliter la navigation en permettant de déterminer la longitude. Nécessité de préciser le temps qui s’accroit ensuite avec le développement des réseaux ferroviaires, puis avec les échanges économiques et financiers globalisés. L’artiste exprime ici ce fait historique – et tragique – de l’adaptation du concept du temps au système capitaliste. Or, la polyphonie dissonante des horloges peut aussi être perçue comme une suggestion : existerait-il d’autres temporalités possibles, d’autres manières de penser le temps du monde ?

Capitalisme existentiel Cristina Lucas réalise depuis plusieurs années un travail de recherche qui vise à mettre en évidence l’influence du système capitaliste sur notre conception du monde. Philosophical capitalism est une installation vidéo. Le brouhaha presque sourd que l’on entend en entrant dans la salle et en apercevant les dix écrans simultanément donne l’impression d’entrer dans une salle boursière étrange. Une soixantaine d’interviews ont été menées par l’artiste avec pour objectif de documenter comment les acteurs de divers secteurs économiques conçoivent, selon leur champ professionnel, des notions philosophiques telles que la vie, la mort, la beauté, la vérité, la douleur, l’espace, la peur et la justice. Avocats, astrologues, notaires, politiciens, horlogers, galeristes, chirurgiens esthétiques, un vendeur de voitures de luxe, etc., dévoilent ainsi l’impact de la réalité économique sur les domaines appartenant a priori à la philosophie. Le désir et l’exigence de rentabilité créent en effet la valeur, la plus-value – et parfois la dissolution – des notions philosophiques fondamentales. Pour son exposition au Mudam, l’artiste a complété cette œuvre créée en Espagne, par cinq interviews avec des professionnels luxembourgeois.

La couleur du marché L’œuvre centrale de l’exposition est une série de dix grands monochromes. Or, il ne s’agit ni de peintures, ni exactement de monochromes. Deux éléments fondamentaux de l’art – la couleur et la perception – sont ici questionnés par l’agencement d’un élément fondamental du système marchand : l’identité visuelle des entreprises. Chaque « toile » est en effet composée de plusieurs logos. Cristina Lucas dévoile ainsi le code couleur du monde commercial. La vibration des couleurs change-t-elle lorsque celles-ci sont mobilisées pour les besoins du marketing ? Quelle est la « valeur spécifique » de chaque couleur ? Quelles sont les vertus communicationnelles de chaque couleur ? En s’approchant des monochromes, quelque chose de dérangeant se produit : on se met inévitablement à chercher nos marques de référence… Le prisme de la lumière – le cercle chromatique de Newton auquel l’artiste a ajouté le noir, le gris et le brun – devient ainsi un prisme de lecture critique de la vie quotidienne.

Les atomes dans la finance Elemental order est une version du tableau de classification périodique des éléments chimiques selon leur masse atomique (créé par Dmitri Ivanovitch Mendeleïev en 1869) auquel l’artiste a ajouté un facteur de classement : la cotation en bourse de chaque élément disponible sur les marchés financiers. L’écran LED qui constitue l’œuvre, et dont les données dépendent notamment du Marché des métaux de Londres, évolue donc en temps réel. Cette œuvre souligne ainsi la capacité des marchés à attribuer une valeur marchande à la réalité scientifique et démontre que même la valeur des atomes dépend de l’offre et de la demande produites par le système financier.

Quelle valeur ? Le travail de Cristina Lucas est documenté, elle produit des œuvres artistiques de recherche poussée concernant les mécanismes de pouvoir fondamentaux de notre société. Les différentes œuvres-bases de données qu’elle a constituées (et pour certaines, spécialement créées) pour son exposition Trading transcendence, avec pour commissaire Clément Minighetti, dévoilent preuve à l’appui le caractère absurde de la spéculation boursière, et les liens invisibles et totaux du système capitaliste avec chaque dimension de la vie. L’artiste réussit surtout à démontrer ainsi la relativité des systèmes d’hiérarchisation, de définition et de conceptualisation de tous les niveaux du Monde-Vie.

L’exposition Trading transcendence de Cristina Lucas ; commissaire : Clément Minighetti dure encore jusqu’au 14 mai 2017 au Mudam ; www.mudam.lu.
Sofia Eliza Bouratsis
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