Fundamental Monodrama Festival : un bilan

Appropriations

d'Lëtzebuerger Land vom 20.07.2012

Cela ne se produit pas toujours au théâtre, où chaque représentation est unique, éphémère. Mais quand un tel moment se produit, c’est magique, sublime : Nous sommes dimanche 1er juillet au Théâtre national, on annonce le spectale Soliloquium. Martin Engler et sa Bellman Bande forte de huit musiciens ont pris place dans le décor conçu pour L’homme qui ne retrouvait plus son pays de Ian de Toffoli (voir d’Land 28/12 du 13 juillet). Ils se sont installés un peu partout dans les graviers, même sur le toit de la baraque à frites et présentent pour la toute première fois – « création mondiale » selon le vocabulaire de la maison – des chansons qu’ils ont écrites avec des textes du poète suédois Claus Michael Bellman (1740-1795), sur des mélodies pop-rock-jazzy contemporaines. Tout est un peu improvisé, certains des musiciens viennent seulement de débarquer, la salle initialement prévue, celle des ateliers, est impraticable parce qu’elle a été vandalisée. Mais ils s’éclatent – quels musiciens ! quelles bêtes de scène ! quels talents d’improvisation musicale ! Martin Engler se déchaîne, est en nage.

Peu à peu, le public en apprend un peu plus sur la vie de Bellman, grand épicurien et chantre d’une vie délurée. On en est à Autobahn zur Hölle, le récit de sa descente aux enfers sur la célébrissime chanson d’AC/DC. Puis, soudain, entre Luc Schiltz, en costume de Sylvia von Harden qu’il vient d’interpréter deux heures plus tôt à côté, dans Monocle de Stéphane Roussel, ...pour leur apporter des bières. Quel instant unique, quel délire, quelle rencontre improbable entre la Suède du XVIIIe et le Berlin du début du XXe siècle... Ce sont de telles rencontres qui font la magie d’un festival, qui constituent son réel intérêt pour le public.

Quel public ? Justement, voilà le talon d’Achille du Fundamental Monodrama Festival, troisième édition, qui, en onze jours (du 27 juin au 7 juillet) et 18 spectacles, a atteint les limites du faisable, autant pour la petite équipe autour du directeur artistique Steve Karier et du coordinateur Jérôme Konen, que pour le public. Éparpillé entre quatre sites – le Grand Théâtre au Limpertsberg, le Kulturhaus Niederanven, la Banannefabrik à Bonnevoie et donc le Théâtre national –, le festival et son public se perdaient un peu dans les éternels va-et-vient entre les salles, dont seule la Banannefabrik faisait naître une sorte d’ambiance de festival dans son foyer aménagé pour les discussions autour du bar et dans les meubles de salon. Comme dans d’autres domaines culturels, notamment en musique, on constata que le public luxembourgeois manque de curiosité et ne va guère voir de spectacles qui ne sont pas précédés de propagande excessive, ne comptent pas de starlettes dans leur distribution ou auxquels il ne peut pas s’identifier par un lien quelconque (connaître un participant, l’auteur ou le metteur en scène, faire partie d’une communauté...)

En plus, il fut prouvé une nouvelle fois que la scène théâtrale autochtone est extrêmement cloisonnée : à défaut de troupe fixe, les différentes « familles » qui se sont formées autour des « maisons » au mieux s’ignorent mutuellement, au pire se méprisent. Mais ne vont surtout pas voir ce que fait le camarade d’une des autres « sectes ». Peut-être que la production locale était un peu trop absente cette année aussi, avec deux, tout au plus trois productions : Monocle, donc, Seuils d’Annick Pütz (danse) et la mise en scène par Steve Karier lui-même de Les larmes du cœur, de et avec l’acteur nigérien Aboubacri Oumarou dit Béto. Résultat des courses : les rangs étaient souvent beaucoup trop vides, à quelques exceptions près.

Voyage dans un fauteuil Venus du Luxembourg d’Allemagne, de Belgique, de Grèce, du Liban, des États-Unis, d’Espagne et d’Afrique, les spectacles avaient une contrainte unique : une seule personne en scène doit raconter une histoire qu’elle a envie de partager avec le public. Et c’est ce qu’ils firent, racontant souvent des histoires très intimes qui sont néanmoins dominées par la grande Histoire.

Comme cet incroyable Carnaval des ombres de et avec Serge Demoulin originaire des cantons rédimés de Belgique – cette partie du pays annexée par les Allemands durant la Deuxième guerre mondiale. Le narrateur et personnage principal Serge, jeune comédien originaire de Waimes près de Malmédy, y va à la recherche des profondes blessures de guerre cachées même un demi-siècle après la fin des combats dans ces familles qui toutes comptaient de nombreux enrôlés de force dans leurs rangs – parce que les jeunes n’avaient pas le choix – et qui souffrent d’être toujours considérés comme des « boches » à Bruxelles et ailleurs dans le pays. Le soir du carnaval de Malmédy, grand climax tragico-comique, Serge va réussir à libérer les démons (trahison, perte, collaboration...) de tout un peuple. Sur scène Serge Demoulin explose dans ce récit fortement autobiographique ; il est une véritable bête de scène, entre jeune rebelle et clown triste, qui brosse ce portrait d’une région qui nous est si proche avec beaucoup d’humour, d’amour et de tendresse.

À quelques centaines de mètres de là, Tommy Zeuggin vient, un jour plus tôt, de quitter le pays en courant, sautant dans le premier train qui le mena ailleurs, juste ailleurs. Durant une semaine, il était resté seul et sans rien faire dans le Kiosk de l’Aica, place de Bruxelles, transformé pour l’occasion en cocon : Kokon – Tagebuch einer Verpuppung, imaginé par Linda Olsansky était l’expérience la plus radicale, la plus extrême aussi de cette édition du festival (voir d’Land 26/12 du 29 juin) : tous les jours de 11 à 17 heures, Tommy Zeuggin y était exposé à la curiosité des passants occasionnels, intrigués, voire se sentant agressés par l’expérience. Après que le kiosque ait été vandalisé et Tommy Zeuggin plusieurs fois violemment interpellé par des passants, il ne se sentait plus la force de continuer et a arrêté l’expérience.

Enfin seul(s) S’il fallait développer un point commun entre les différents spectacles que nous avons pu voir, outre la combinaison entre la grande et les petites histoires, c’est la forme d’interpellation directe, d’implication du spectateur dans le récit : seuls en scène, les acteurs ne jouent pas pour un hypothétique partenaire, ne s’adressent pas à un autre personnage, mais ils parlent directement au public. Les acteurs, qui furent aussi souvent les auteurs des textes, voire les metteurs en scène, se mirent à nu, construisant une relation beaucoup plus intime avec le spectateur que ce n’est le cas lors de grands drames avec de multiples personnages. Le regard ici est direct – et réciproque.

Shit keeps coming est la devise de Niagara Kate, aka Karen Köhler, qui a à nouveau écrit son blog absolument désopilant sur le festival (http://fundamental-monodrama.tumblr.com). Elle serait, estime-t-elle, probablement la seule personne à avoir vu tous les spectacles (à l’exception du sien, Wild ist scheu, le 28 juin), et n’en revient pas que le public puisse autant se désintéresser du théâtre. Mais c’est comme ça : pour les uns, juillet est déjà la fin de la saison théâtrale, d’autres étaient partis pour Avignon afin de préparer leurs spectacles, alors que pour un troisième groupe, le football primait sur la culture à ce moment précis.

Pourtant, Béto aura raconté, dans Les larmes du cœur, à quel point c’est difficile de parler de soi, mais que son frère Steve (Karier) lui a demandé de le faire, de raconter ainsi sa douleur de la perte de son ami et mentor Alfred Dogbé, mort en début d’année. Les deux hommes vivaient et travaillaient ensemble à Niamey, Niger, où les gens luttent tous les jours pour survivre – comment alors penser à dépenser de l’argent pour aller voir du théâtre ? Alors que chez lui, dans le Sahel, tout le monde lutte pour juste vivre, avoir assez à manger et être en bonne santé, il ne « comprend pas le Pont rouge », un pont d’où les gens se jetteraient pour mourir de leur propre choix, lui a-t-on raconté – comment est-ce concevable ? Et on aura écouté Criss Niangoun du Congo, intreprétant ce jeune homme perdu du roman de Wilfried N’Sondé, Le cœur des enfants léopards, qui ne retrouve plus de repères en France, où d’un jour à l’autre, les gens ne le considèrent plus comme un enfant chocolat tout mignon, mais comme un criminel potentiel. Criss Niangouna est incroyable de force et d’agressivité de moins en moins retenue.

L’ouverture, cet autre regard, cette nouvelle approche qu’apportent de telles pièces internationales, voire exotiques, au théâtre et au public nationaux est inestimable. Cinq productions ont d’ailleurs trouvé des repreneurs lors du festival même et vont tourner dans d’autres pays. Ne reste plus qu’à convaincre le public et les professionnels de s’approprier le festival afin d’en assurer la survie.

josée hansen
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