4e rapport de la Commission européenne

Libéralisation à contrecoeur

d'Lëtzebuerger Land du 17.12.1998

Comment introduire la concurrence dans un secteur qui dès son origine n'a connu que les monopoles et qui repose en plus sur des infrastructures des plus lourdes? Pour le secteur des télécommunications la réponse des autorités européennes peut paraître plutôt surprenante. Les opérateurs existants doivent, en effet, permettre à leurs nouveaux concurrents l'utilisations de leurs réseaux de télécommunication et ceci au prix de revient! Le mot magique de la libéralisation européenne des télécommunications devient dès lors l'"interconnexion".

Les premiers concurrents de l'Entreprise des postes et télécommunications (EPT) devraient apparaître sur le marché luxembourgeois au début 1999. Le marché qu'ils visent est en premier lieu celui des communications internationales, qui représentent plus de deux tiers du volume du trafic téléphonique au Luxembourg. La plupart des nouveaux arrivés offriront leurs services en premier lieu aux grands clients. Un opérateur au moins visera cependant aussi les particuliers. Les bénéfices de la libéralisation - en clair, des prix moins élevés - ne seront donc pas réservés aux seules entreprises.

Dans un premier temps, aucun de ces nouveaux opérateurs établira un réseau de télécommunication complet au Luxembourg. Le consommateur utilisera donc le même téléphone et le même réseau qu'aujourd'hui mais il pourra, en composant le préfixe 15 suivi de trois chiffres pour identifier l'opérateur, choisir la société qu'il préfère pour l'appel en question. L'EPT est non seulement obligée d'offrir ce service, en tant qu' "opérateur important sur le marché" elle devra en plus se contenter de facturer son prix de revient à ses concurrents.

Ces principes sont d'application dans nos pays voisins depuis le 1er janvier 1998. Le Luxembourg a bénéficié d'un délai supplémentaire de six mois (la demande initiale portait en fait sur deux ans) et ce n'est donc qu'à partir de juillet que la libéralisation est en vigueur. En théorie, ceci dit. De fait, l'EPT reste toujours le seul opérateur autorisé à exploiter un réseau de télécommunication et à offrir des services de téléphonie fixe au Grand-Duché. Une situation d'ailleurs condamnée dans un récent rapport de la Commission européenne.

Le Quatrième Rapport sur la mise en œuvre de la réglementation en matière de télécommunication épingle toute une série d'éléments que l'exécutif communautaire juge insatisfaisants. Outre de constater que l'arsenal législatif et réglementaire n'est toujours pas complet au Grand-Duché, la Commission s'inquiète quant à la transparence des prix de l'EPT. Elle s'interroge aussi sur l'absence de délais fixes dans certaines procédures. L'opérateur dominant du marché (l'EPT) allongerait aussi inutilement les délais en refusant d'entrer en négociation avec ses futurs concurrents avant que ceux-ci disposent d'une licence du ministère des Communications.

Mais c'est finalement l'Institut luxembourgeois des télécommunications (ILT), l'autorité de régulation indépendante qui devait pourtant être le chien de garde du secteur libéralisé, qui est le plus critiqué. Les reproches sont un manque de pouvoirs d'intervention de même qu'un manque de personnel pour traiter les dossiers dans les délais, et surtout, un manque d'indépendance puisque l'ILT et l'EPT, qu'il est supposé surveiller, dépendent tous les deux du même ministre de tutelle.

À l'ILT, c'est par contre le rapport de la Commission qui fait l'objet de critiques. La description contenue dans le document serait loin d'être fidèle à la situation au Luxembourg. L'Institut dispose ainsi depuis le mois d'octobre de tous les règlements nécessaires à l'attribution de licences. Les premiers dossiers - il y en aurait autour d'une demi-douzaine - sont actuellement examinés. L'ILT n'attribue cependant pas lui-même les licences. Ceci tombe sous les prérogatives du ministère qui agit sur recommandation de l'Institut. Les premières licences devraient être attribuées au tout début de 1999. Dans la phase actuelle de la libéralisation il serait certes vrai que quelques fonctionnaires de plus (l'ILT en compte vingt pour l'instant) seraient les bienvenus. Une fois la première vague passée, ce ne sera cependant plus nécessairement le cas.

En ce qui concerne l'attitude de l'EPT, l'Institut s'inscrit en faux contre les accusations de Bruxelles. Les conditions générales de fourniture de réseaux ouverts, en anglais Reference interconnection offer (RIO), de l'EPT ont été approuvées par l'ILT le 21 septembre 1998. Ce document contient les conditions mais aussi les prix de base pour toute interconnexion entre le réseau d'un nouvel opérateur et celui de l'EPT. Ces conditions font cependant encore l'objet de négociations commerciales libres entre l'EPT et ses futurs concurrents. 

Le reproche de la Commission que la RIO ne garantie pas le respect de prix strictement liés aux coûts effectifs est rejeté à l'ILT. Certes, tout ne serait pas dans le meilleur des mondes. Le problème est que jusqu'à présent, l'EPT n'avait pas besoin de calculer les coûts et revenus de chacun de ses services séparément. Les revenus des communications internationales étaient ainsi utilisés pour subventionner les coûts du réseau national. Ces procédés ont été interdits par les règles de la libéralisation. Les conséquences - peu sociales - en sont d'un côté des baisses du coût des communications internationales mais de l'autre l'augmentation du prix de l'abonnement de base du téléphone.

Le calcul du prix de revient du seul réseau national de téléphonie nécessite donc d'abord un nouveau système comptable au sein de l'EPT. Des premiers pas dans cette direction ont été faits, les chiffres actuels ne sont cependant pas à considérer comme définitifs. Les tarifs d'interconnexion diminueront encore dans les années à venir lors des révisions régulières de la RIO. Marc Scheer de l'ILT insiste toutefois: "Nous n'aurions pas donné notre aval à la RIO si nous n'avions pas jugé le système comptable de l'EPT acceptable et conforme à la directive européenne sur la libéralisation."

Un autre prix à prendre en compte est celui des licences elles-mêmes. Fixées par règlement grand-ducal, les redevances annuelles sont, comparées à la Belgique par exemple, assez élevées. Elles se composent d'un côté d'une somme fixe à laquelle s'ajoute un pourcentage variable sur le chiffre d'affaires. La Commission européenne les juge cependant "raisonnables". Ce sera d'ailleurs l'EPT qui devra, selon la situation actuelle du marché, payer le plus.

En refusant la privatisation de l'opérateur public, le Luxembourg est déjà un cas suspect aux yeux de la Commission européenne. D'autres particularités qui font que les mêmes autorités voire personnes signent responsables pour la tutelle de cet opérateur et pour la rédaction de textes législatifs qui le concernent, de même que la réticence ouverte de s'engager dans la libéralisation ne contribuent pas nécessairement à changer l'opinion des autorités de Bruxelles. Ce qui explique sans doute une partie des reproches de la Commission à l'égard du Luxembourg.

Le gouvernement a toujours insisté que le "marché luxembourgeois n'est comparable à aucun autre". Ce point de vue n'est cependant valable que si on se limite à considérer les télécommunications comme une vase clos. Elle néglige que le coût de celles-ci et la performance des services qui y sont liés sont en relation directe avec la compétitivité des entreprises luxembourgeoises en général. Les baisses importantes des prix des communications GSM sont un exemple frappant des bénéfices qu'une libéralisation peut apporter, au moins pour ceux qui téléphonent beaucoup. 

L'Irlande, par exemple, semble avoir mieux compris cet enjeu. Bien que le pays bénéficie en principe d'un délai supplémentaire jusqu'en l'an 2000, le gouvernement irlandais a avancé cette échéance pour ouvrir son marché dès maintenant. L'infrastructure des télécommunications sur l'île est un important argument pour y attirer des entreprises de haute technologie. D'un point de vue de l'EPT on peut d'ailleurs aussi s'interroger si ce n'est pas lui rendre un mauvais service que de retarder au plus la libéralisation. Plus on attendra, plus les géants du monde des télécoms, d'ailleurs présents au Grand-Duché dès avant la libéralisation officielle, auront acquis d'expériences dans d'autres pays européens et moins seront ils aussi occupés à conquérir d'autres marchés. 

Jean-Lou Siweck
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