Édito

Loft no uewen

d'Lëtzebuerger Land vom 30.09.2022

Les quotidiens titrent ce jeudi sur la signature officielle de l’accord tripartite qui a scellé, la veille dans les bureaux du Premier ministre, le versement de monnaie hélicoptère sur tous les ménages pour contrecarrer l’inflation et permettre à tous de brûler du gaz à prix d’or aux frais de la communauté. Peu de médias évoquent la première réunion, le même jour, du Haut comité à la transformation numérique. Le thème ne précipite pas les foules dans les kiosques et la taskforcisation du monde inquiète plus qu’elle ne fait rêver. Il n’empêche, Xavier Bettel, également ministre en charge de la Digitalisation, a présidé mercredi à Senningen la première réunion de cette instance composée de représentants des ministères, de la société civile, du patronat, ainsi que des experts pour débattre deux fois par an des manières par lesquelles le numérique peut servir l’économie, l’éducation, la santé ou les services publics en général. L’élu libéral avait tout juste bouclé son tour du monde en six jours (New York puis Tokyo), explosant du même coup le score de Phileas Fogg ainsi que son empreinte carbone.

L’accord de coalition 2018-2023 prévoit d’ériger le Luxembourg en « pays modèle » de la digitalisation. La stratégie gouvernance électronique 2021-2025 dessine depuis 2020 le chemin par lequel les technologies numériques moderniseront l’État et le placeront davantage au services des citoyens. L’investissement produit ses effets, avec le Covid-19 en catalyseur. Selon le ministre délégué à la digitalisation, Marc Hansen, les transmissions électroniques entre l’État et ses administrés ont été multipliées par sept pendant la crise, les portant à 3,8 millions en 2021. Le gouvernement vante bien volontiers les « excellents résultats obtenus par le Luxembourg dans les benchmarks internationaux ». Xavier Bettel ne s’en est pas privé mercredi devant les émissaires de l’OCDE. Le ministère de la Digitalisation a mandaté l’organisation paraétatique qui a pour slogan « des politiques meilleures pour une vie meilleure » afin d’établir « une analyse externe et indépendante » de la situation actuelle de la gouvernance numérique. Que penser de ces rapports d’institutions commandés par ses membres ? L’ensemble, présenté mercredi, est globalement très positif. L’organisation basée à Paris relève l’existence d’infrastructures de réseaux de qualité ou encore des plateformes de services aux citoyens performantes.

L’OCDE souligne cependant une marge de progression en matière d’exploitation des données dans l’élaboration des politiques publiques. Elle souligne notamment une inquiétude concernant le nombre et le niveau de compétence des personnes dans les ministères pour gérer et utiliser les données dont on a souvent dit qu’elles seraient le pétrole du XXIème siècle. Quelle ironie. Avec la tripartite énergie, en pleine transition énergétique et numérique, le gouvernement tenait l’occasion d’appliquer de la granularité dans l’allocation des deniers publics (et de détourner le recours aux énergies fossiles). Les partenaires sociaux et l’institution nationale de la statistique avaient été convoqués en prologue et en bilatéral pour mesurer les enjeux et différencier les besoins. On voulait se donner du temps. Mais, à la dernière minute, il a fallu se hâter. Le Premier ministre devait se rendre à l’Assemblée générale des Nations unies et aux funérailles de Shinzo Abe. Plus d’un milliard d’euros seront versés au gros jet sans une once d’équité sociale et environnementale (si l’on exclut les aidounettes à la transition énergétique).

Et puisqu’il est question de bon sens, veillons aussi à ne pas verser dans l’excès numérique. Dans un arrêt rendu en mai dans un litige opposant la CSSF à un administrateur de fonds, la Cour administrative souligne la « tendance nette à la numérisation, à la distanciation personnelle entre l’administration et ses administrés, accentuée ces deux dernières années par la pandémie, à l’anonymisation tous azimuts et à la déshumanisation des rapports entre parties ». Se cachant derrière les règlements et engoncée dans son carcan tissé de formulaires informatiques, le régulateur ne voulait pas entendre les raisons (légitimes) pour lesquelles ledit administrateur de fonds ne pouvait soumettre les documents demandés en temps et en heure. Dans cet arrêt qui fera date, les magistrats perçoivent dans l’informatisation à tout crin des procédures une institutionnalisation des rapports de force et « une déshumanisation prononcée où le personnel de l’administration se retrouve de plus en plus à une distance accentuée par rapport aux administrés au service desquels il est pourtant appelé à déployer ses efforts. »

Pierre Sorlut
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