Édito

Les acquis de civilisation

d'Lëtzebuerger Land du 05.07.2019

Lorsque, samedi dernier, Carola Rackete, toute jeune capitaine de bateau allemande de 31 ans, décida de forcer le blocus imposé par l’Italie et d’amarrer le Sea Watch 3 dans le port de Lampedusa, afin que la quarantaine de migrants africains recueillis en mer quinze jours plus tôt puissent être secourus d’urgence, les dirigeants européens se disputaient les postes de pouvoir à Bruxelles. Qui pour la Commission, qui pour le Conseil, qui pour le Parlement ? Quel équilibre entre sensibilités politiques, pays ou sexes ? À 3 000 kilomètres de distance de la capitale européenne, Carola Rackete défendait, elle, avec les autres membres de son équipage, les valeurs humanistes qui devraient constituer la base même de l’Europe. Elle paya son courage par une arrestation immédiate – le ministre de l’Intérieur d’extrême-droite italien Matteo Salvini lui reprochant d’avoir fait « insulte au droit et aux lois » italiens –, et passa quatre jours aux arrêts domiciliaires. Une juge italienne, Alessandra Vela, l’a fait libérer mardi, estimant que l’Allemande n’avait fait qu’appliquer le droit de la mer, qui impose de sauver les naufragés, quelle que soit leur origine et la raison de leur naufrage, et de les déposer dans un port sûr.
Comme Greta Thunberg pour la lutte contre le réchauffement climatique, Rackete polarise désormais l’opinion publique européenne : des appels aux dons ont remporté plus d’un million d’euros de soutien en moins d’une semaine, mais la jeune femme a dû être cachée en un lieu sûr par crainte qu’une des menaces de mort à son encontre ne se concrétise. Est-elle cette « Antigone de Kiel » (Libération), la jeune femme plaçant ses convictions humaines au-dessus de la raison d’État ? Où est-elle une dangereuse naïve qui fait le jeu des passeurs, comme la dépeint le président du Bundestag Wolfgang Schäuble ?

Sur le Sea Watch 3, Carola Rackete et son équipe n’avaient pas le temps pour de telles discussions académiques. Face aux réfugiés déshydratés, au bout de leurs forces qui avaient traversé le désert et échappé aux geôles libyennes pour embarquer sur des canots de fortune dans l’espoir d’atteindre le rêve d’avenir sur les côtes européennes, ils n’avaient pas le loisir de se demander comment ces quarante personnes complètement démunies pouvaient constituer une menace pour une Union européenne prospère de 510 millions d’habitants. Pas un instant pour se demander si Bruxelles, Paris et Berlin n’avaient pas effectivement lâché la Grèce et l’Italie, les laissant seuls à gérer l’arrivée en nombre des migrants depuis 2015, pour avoir une quelconque considération pour le bras de fer de Matteo Salvini avec ses collègues européens ou son populisme envers ses électeurs laissés-pour-compte par la crise économique. Rackete a réagi avec humanité et cœur, persuadée que « si je ne suis pas acquittée par la justice, je le serai par l’Histoire ».

« Sauver des vies humaines est un devoir et ne saurait jamais être un délit », réagit le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration luxembourgeois Jean Asselborn (LSAP) sur la plateforme Facebook dès samedi dernier, dans une lettre ouverte à son confrère italien Enzo Moavero Milanesi. Et de s’engager que le Luxembourg serait à nouveau solidaire de l’Italie pour la répartition de ces migrants. Mardi, il confirma que le grand-duché allait accueillir des réfugiés du Sea Watch 3, tout comme l’Allemagne, la France, la Finlande et le Portugal, comme il l’avait fait pour de précédents cas similaires. Peut-être que la vrai Kerneuropa, le noyau de l’Europe est là, autour d’évidences humanitaires et de vraies valeurs constitutives d’une communauté ? Peut-être que son espoir d’avenir est justement dans cette génération qui ne considère pas la solidarité comme un délit, mais comme un devoir humain, un acquis de civilisation ? Dans ceux qui regardent l’Autre dans les yeux pour le comprendre au lieu de le déclarer menaçant sans le connaître ?

Durant quinze jours, Salvini a recommandé au Sea Watch 3 de ramener les migrants vers Tripoli en Libye – ce que l’équipage refusa, jugeant qu’il ne s’agissait pas d’un port sûr. Mercredi, alors même que les militants pour Rackete fêtaient sa libération, une attaque aérienne sur un centre de détention pour migrants à Tripoli fit 44 morts, dont un grand nombre de volontaires à un retour dans leur pays. « La souffrance des migrants en Libye est devenue intolérable », écrit l’Organisation internationale pour le migrations. Pendant ce temps-là, les décideurs européens se réjouirent d’avoir pu placer un de leurs poulains à un poste-clé de la machine UE.

josée hansen
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