Immobilier

Kirchberg story

d'Lëtzebuerger Land du 27.07.2012

Lorsque les grandes firmes d’audit ou d’avocats, rompues à toutes les techniques d’ingénierie financière, se lancent dans l’immobilier pour leur propre compte, leurs montages donnent le tournis par leur complexité et le nombre de structures juridiques qu’elles font intervenir, un peu comme si ces cabinets, outre la volonté évidente de brouiller les cartes et peut-être aussi avec un agenda caché, expérimentaient-là un type d’opérations qu’ils pourront ultérieurement vendre à leurs propres clients. Il y a presque une surenchère à qui des quatre Big Four, terme désignant les firmes internationales d’audit, entre PWC, Deloitte, Ernst & Young et KPMG, ferait le « meilleur coup », comme si la concurrence que ces entreprises se livrent entre elles pour gagner des parts de marché dans l’audit ou le conseil se prolongeait jusque dans leurs  politiques foncières. Comme jadis les banques, les cabinets conseil (avocat ou réviseurs) s’offrent maintenant les services d’architectes vedettes pour faire construire leurs bureaux, alors que ces considérations esthétiques et urbanistiques étaient auparavant le cadet de leurs soucis.
Il y a certainement aussi une contradiction apparente entre le fait de s’offrir un nouveau siège en pleine propriété et la doxa, que les marchands de conseils sont les premiers à prôner, qui veut que les entreprises se concentrent désormais sur leur core business, avec comme corollaire la sortie des actifs immobiliers des bilans.
Les Big Four se sont mis tour à tour à investir dans la pierre : Deloitte à Kalchebrück, PWC au Ban de Gasperich (d’Land du 29 juin) et KPMG et Ernst & Young désormais au Kirchberg. Les firmes font preuve d’une véritable boulimie de mètres carrés. Un signe de confiance dans le marché immobilier non résidentiel au Luxembourg ? Cette frénésie se porte surtout sur le prestigieux quartier du Kirchberg, où les terrains sont devenus des denrées rares, qui encouragent la spéculation en tout genre et les reconversions du bâti et suscitent de nouvelles vocations, à l’instar de ce que projettent de faire la banque BGL BNP Paribas1 et le groupe audiovisuel RTL Group sur des terrains qu’ils occupent déjà.
Asséchées par la crise des liquidités et du crédit, les banques ont dû revoir à la baisse leur ambitions et, du même coup, ont recadré leur politique immobilière. Les Big Four ont pris le relais, représentant aujourd’hui un marché particulièrement porteur pour les cabinets d’architectes et les bétonneurs.
Les coulisses du Kirchberg ou du Ban de Gasperich montrent que les visées spéculatives et les arrière-pensées commerciales l’emportent souvent sur les considérations d’ordre purement esthétique et que les conditions d’acquisition ou de prise en location de bureaux manquent singulièrement de transparence. Et les autorités elles-mêmes, qui ont leurs mots à dire non seulement pour délivrer les autorisations administratives nécessaires à l’émergence de ces bâtiments administratifs, mais surtout parce qu’il s’agit, dans le cas du quartier Kirchberg de terrains appartenant à l’État, entretiennent à leur tour un certain flou.
Les circonstances dans lesquelles le gouvernement actuel a permis à KPMG, en association avec l’entreprise de construction Giorgetti, d’acheter un terrain sur l’avenue J.F. Kennedy, épaississent encore l’opacité entourant les transactions immobilières dans ce quartier d’affaires. Cette opération  montre en tout cas que la « bienveillance » du gouvernement n’a pas seulement profité à Flavio Becca à Livange et que le système a profité à d’autres promoteurs.
Sans la crise financière, le cabinet d’audit KPMG n’aurait peut-être pas eu sa vitrine sur l’avenue J.F. Kennedy au Kirchberg, qui est un peu à Luxembourg ce que le quartier de La Défense est à Paris. Les dernières autorisations de construire sont venues à la fin du mois de juin dernier par la Ville de Luxembourg, pour le compte du maître d’œuvre FK Property sàrl, construction juridique s’apparentant à une poupée russe dans laquelle on retrouve les associés de KPMG, mais également bien que minoritaires, les noms de  Paul et Marc Giorgetti ainsi que ceux de Paul Feider, directeur financier de Felix Girogetti et de son épouse.
Le bâtiment de plus de 19 000 mètres carrés des architectes Hermann & Valentiny devrait être livré, si tout va bien, dans deux ans, en 2014. La firme s’est offert cette prestigieuse localisation à la faveur de la chute de la « maison Sal. Oppenheim » et le gouvernement luxembourgeois, qui a approuvé en 2010 en conseil le transfert de propriété de la banque en quasi faillite à l’auditeur, s’est montré plutôt magnanime avec le nouvel acquéreur, sans que l’évolution du marché de bureaux ne justifie ses largesses. Car aussi prisé soit-il par les promoteurs et les investisseurs (les loyers y sont restés stables, voire y ont été haussiers au second trimestre 2012, oscillant entre 31,5 et 33 euros par mètre carré et par mois), cette transaction validée par les autorités a marqué pour la première fois dans l’histoire du Kirchberg une baisse des prix immobiliers. Acheté 31,23 millions d’euros par la filiale de la banque allemande fin 2008, le terrain est racheté 27,047 millions en juillet 2010 par le Fonds Kirchberg pour être revendu six mois plus tard 27,050 millions d’euros. Cherchez l’anomalie ?
La genèse de l’histoire pourrait se résumer ainsi : en 2008, le Fonds Kirchberg organise un concours « propriétaire-occupant-architecte » pour la vente de deux lots sur le plateau du Kirchberg. Il s’agit de surfaces gagnées à la faveur d’un remblaiement de terrain et d’une relocalisation du rond-point du Bricherhaff, un marché public alors remporté par l’entreprise Giorgetti. Le tout sera viabilisé en 2009. Un premier lot, souligne le rapport annuel 2011 du Fonds Kirchberg, fut attribué à KPMG et le second au cabinet d’avocats Arendt & Medernach, qui est, lui, déjà en partie installé au Kirchberg, face à la Chambre de commerce. Les conditions de ce type de contrat fixent des contraintes de temps pour développer les projets immobiliers, histoire d’empêcher les rétentions de surfaces à des fins spéculatives et avoir un certain contrôle public des constructions. Il est ainsi prévu un droit de rachat par le Fonds de terrains qui n’auraient pas été bâtis dans les délais impartis.
Ce que le rapport du Fonds Kirchberg ne dit pas est que le premier lot avait été acheté initialement par Sal. Oppenheim via la société Sal. Oppenheim Boulevard Konrad Adenauer sàrl pour un montant de 31,23 millions d’euros, selon un acte passé en décembre 2007. Le terrain sera remis sur le marché après le désistement de la banque pour être attribué à l’association KPMG et Giorgetti. Selon un document du 3 décembre 2010, signé par Patrick Gillen, président du Fonds Kirchberg et destiné au ministre du Développement durable, que le Land s’est procuré, un appel à candidature selon une procédure simplifiée fut lancé en juillet 2010. Il n’y eu qu’un seul concurrent, l’association KPMG (85 pour cent) et Felix Giorgetti (quinze pour cent), qui remit au Fonds Kirchberg un projet architectural et une proposition de prix (le 15 octobre 2010), pratiquement à l’identique du prix de rachat par le Fonds. Le « marché » visait deux cas de figure : un propriétaire occupant, qui « dans l’intérêt de l’exercice de son activité économique, envisage de faire construire pour son propre compte et d’occuper définitivement un immeuble de bureaux sur le terrain » et un « investisseur et/ou promoteur associé à un locataire s’engageant à prendre en location l’immeuble pour une durée minimale de douze ans ». Le contrat autorise le cabinet d’audit à louer à des tiers un maximum de trente pour cent des surfaces de bureaux. Patrick Gillen mentionne par ailleurs dans son courrier l’existence d’un droit de préemption du Fonds Kirchberg sur la vente éventuelle de l’immeuble pendant quinze ans, avec un prix du terrain calculé sur la base du prix de cession actuel (en l’occurrence 27,050 millions) augmenté du taux d’intérêt légal. La détermination du prix de la construction se fera, le cas échéant, aux « conditions normales du marché ». Comment toutefois le fonds pourra-t-il avoir un contrôle des prix si les associés de KPMG (et ce fut d’ailleurs déjà le cas cette année, alors que l’immeuble n’est pas encore construit) cèdent leurs parts de FK Property ?
L’offre de prix proposée par KPMG/Giorgetti fut « conforme », selon le président du Fonds Kirchberg, « au prix minimum prévu par le cahier des charges, en l’occurrence (16 904,50 mètres carrés x 1 600 euros/mètre carré) 27 047 200 euros. La transaction a en tout cas permis au Fonds de faire un royal bénéfice de 2 800 euros, somme qui devait être restituée à Oppenheim, l’acquéreur initial.
Les conditions de cession par la banque ont déjà de quoi interpeller, d’autant plus que Sal. Oppenheim, déjà dans le gouffre, a dû assumer cette perte sèche de 4,2 millions d’euros. Celles de la seconde vente actant un différentiel de prix de plus de quatre millions d’euros, laissent davantage dubitatifs : Pourquoi les autorités n’ont-elles pas cherché à davantage  valoriser ce terrain ?
Il conviendrait sans doute aussi de jeter un œil sur les conditions dans lesquelles la vente du terrain adjacent à celui de KPMG a été réalisée, sur lequel Arendt & Medernach prévoit de lancer, probablement à l’automne, les travaux de construction de son nouveau siège. Le terrain semble avoir été bloqué par le Fonds Kirchberg au profit du cabinet d’avocats, avant que l’acte de vente ne soit passé et donne lieu à la constitution d’une association de société.
Et tant qu’à faire, il faudrait également scruter les conditions qui ont permis à RTL Group de faire reclasser son immense terrain du boulevard Pierre Frieden au Kirchberg (plus de trois hectares), initialement situé en zone blanche sur laquelle l’entreprise ne pouvait installer que des activités liées à son objet social, en l’occurrence audiovisuelles, en une zone mixte. Le 16 juillet 2010 et dans la plus grande discrétion, le conseil communal de la Ville de Luxembourg a approuvé à l’unanimité la reconversion des surfaces, avec à la clef une modification ponctuelle du plan d’aménagement général pour « rendre possible une réorganisation du site CLT à Kirchberg, tout en prévoyant un élargissement du boulevard Pierre Frieden ». Il y a derrière les intentions de « réorganisation » une gigantesque opération immobilière pour rentabiliser un terrain obtenu, il y a plusieurs décennies, dans des conditions avantageuses. Le rapport annuel 2011 du Fonds Kirchberg décrit un ensemble de 90 000 mètres carrés, comprenant des immeubles de bureaux et des logements. Allez, on vous pose une colle : qui en sera le constructeur ?

1 Le rapport annuel 2011 du Fonds signale que la banque réalisera sur le site de son siège actuel de l’avenue J.F. Kennedy un complexe administratif de quelque 70 000 mètres carrés, dont 51 000 pour usage propre et 19 000 à la location, le tout pouvant accueillir 4 000 personnes.
Véronique Poujol
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