Gregor Schneider, "Wand vor Wand"

German Angst

Essen, Life action, Odenkirchenerstraße 202, Rheydt, 2014
d'Lëtzebuerger Land du 17.02.2017

En 2007, Gregor Schneider apprend que la maison natale de Joseph Goebbels, le sinistre ministre de la propagande d’Adolf Hitler, était toujours debout, au 202 Odenkirchenerstraße à Rheydt. Soit à une centaine de mètres de la Unterheydenerstraße 12, la maison familiale que Schneider avait occupée durant plus de vingt ans avec son travail in situ, dont la reproduction de 24 espaces lui avait valu, en 2001, le Lion d’or à la biennale de Venise, sous le titre Totes Haus u r. Choqué par la présence, aussi physique, de ce qu’il considère comme le berceau du mal, Gregor Schneider achète la maison, essaye d’y vivre pour savoir ce qu’on y ressent, puis, quelques années plus tard, s’attèle à sa destruction de l’intérieur – il appelle le processus « pulvérisation ». Comme pour toutes ses œuvres, il met la main à la pâte, détruit les murs au marteau et décharge les gravats sur un camion. Gregor Schneider a dû chercher longtemps avant de trouver un directeur de musée prêt à accueillir ces restes de la maison Goebbels. Finalement, c’est une femme, Anda Rottenberg, qui l’accueille à la galerie nationale Zacheta à Varsovie (2014) pour l’exposition unsubscribe. Outre le camion plein de gravats posé devant la porte du musée, Schneider y expose des objets trouvés sur place : poupées, jouets, livres promouvant l’idéologie nazie. Plus une clé USB sur laquelle se trouve le scan exact de la maison (permettant donc, en théorie, de la reconstruire telle quelle). Gregor Schneider avait acheté la maison à la famille Schmitz, qui avait signé un papier comme quoi elle savait que Goebbels y était né, mais que cela ne la gênait pas. Pour l’artiste, l’acheter puis la détruire de l’intérieur était aussi un acte éthique et politique, car il évitait ainsi qu’elle devienne un lieu de pèlerinage pour néonazis.

À la Bundeskunsthalle de Bonn, qui consacre une ample rétrospective aux trente ans de travail artistique de Gregor Schneider, la maison Goebbels n’est présente que par quelques documentations vidéo : Essen, Schlafen, Loch im Keller (montrant le travail de Schneider dans la maison). Cette œuvre si puissante n’est saisissable qu’intellectuellement, la monstruosité de l’histoire de cette maison ne se comprend que par la lecture. À l’opposé du parcours à travers la vingtaine de salles et d’installations qui précèdent ces projections. Gregor Schneider, qui a vécu à Bonn le temps du chantier et participé aux travaux, y a réinstallé un certain nombre de salles du Haus u r. Ayant eu le droit d’occuper cette maison, qui appartenait à sa famille, Gregor Schneider y a travaillé sur l’espace, construisant un mur devant un mur, Wand vor Wand, ou un mur derrière un autre mur, Wand hinter Wand, réalisant des interventions lourdes, mais souvent invisibles au visiteur. Comme la reproduction d’une chambre à l’identique dans la même chambre, mais avec quelques centimètres en moins.

Schneider réalise des sculptures, qui sont à la fois une recherche esthétique, architecturale et sociologique. Qu’en est-il du genius loci, de l’esprit d’un lieu ? À l’arrivée, il produit des espaces dans lesquels le côté oppressant de la deutsche Gemütlichkeit devient palpable, où l’on ressent le sentiment du heimlich unheimlich, cet aspect lugubre du foyer allemand parfait. À Bonn, on arrive dans ces chambres du foyer familial en passant par Weiße Folter, la reproduction grandeur nature d’un des couloirs du Camp V à Guantánamo Bay, suivi de Nasszelle, un espace en acier inoxydable qui sert à laver les prisonniers. Tout, dans ces espaces, se révèle physiquement au spectateur : le sentiment d’oppression, la température (basse ou élevée, c’est selon), l’odeur. On se retrouve à ramper par terre à travers un couloir pour accéder à une cabine, on entend de lourdes portes se refermer derrière soi, d’autres espaces ne sont accessibles que par des systèmes de portes dérobées (comme cette cave du Haus u r reproduite dans le musée, y compris la poussière). Un des derniers espaces est sa salle de musée idéale : un carré de boue par terre est exposé à la météo extérieure, la pluie, la neige ou le soleil y entrent par une énorme ouverture ronde au-dessus de la boue, qui change de consistance avec le temps.

Gregor Schneider dit de lui-même que son activité artistique est « la pensée concrète et en trois dimensions » : se méfiant des mots, il rend sa pensée tangible par ses installations. Après de premières tentatives de peinture et de performances physiques qui le menèrent à la limite du soutenable, Gregor Schneider a réalisé un œuvre subversif parce que invisible – et se soustrayant ainsi au marché. La subversion (plutôt que la simple provocation, à laquelle il est trop souvent réduit) lui a valu de nombreux problèmes de censure depuis le pavillon à Venise : Son Sterberaum, reproduction d’un espace de la Maison Lange de Mies van der Rohe, dans lequel il voulait inviter des volontaires à venir mourir au musée, sous les yeux du public, lui a valu des menaces de mort. L’espace est également reconstitué à Bonn, où il s’intègre dans une série d’œuvres sur la mort (comme Cryo-Tank Phoenix, une colonne dans laquelle les intéressés peuvent se faire cryogéniser pour continuer à vivre plus tard). Son Cube, reproduction du carré noir parfait de la Kabaa à la Mecque, conçu pour la Piazza San Marco à Venise (dans le cadre de la biennale de 2005) a été interdit en Italie (par crainte d’attaques terroristes), puis à Berlin, avant d’être réalisé dans le cadre d’une exposition consacrée à Malevitch, devant la Hamburger Kunsthalle (sans le moindre vandalisme).

Gregor Schneider documente toutes ses œuvres, leur processus, les performances souvent éphémères. Comme un entomologiste de l’espèce humaine, il a par exemple aussi documenté les villages de sa région disparaissant avec l’exploitation de lignite. Parfois, il n’en a gardé que la documentation photo ou vidéo (comme ici à Bonn), à d’autres occasions, il a reproduit des bouts de rue dans des musées. Pour accéder à toute l’étendue de son travail, à la complexité de sa pensée, la lecture de l’excellent catalogue et les remarques du curateur Ulrich Loock, souvent en dialogue avec Schneider lui-même, est recommandée.

Fin janvier, Brunhilde Pomsel est morte à 104 ans. Celle qui fut une des secrétaires de Joseph Goebbels s’était confiée quelques semaines avant sa mort dans le documentaire A German life et dans un long entretien au Guardian : même plus de 70 ans après la fin de la guerre, elle persista à souligner que Goebbels était toujours si bien habillé, à quel point lui et sa femme furent corrects avec le personnel et qu’elle n’arriva toujours pas à comprendre ce qu’on lui reprocha. Gregor Schneider a eu mille fois raison de détruire cette maison.

L’exposition Wand vor Wand de Gregor Schneider dure encore jusqu’au 19 février à la Bundeskunsthalle à Bonn ;
www.bundeskunsthalle.de. Publication d’un catalogue éponyme ; 272 pages, 64 euros.

josée hansen
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