Portrait

De désordre et d’émotion

d'Lëtzebuerger Land vom 30.09.2022

Depuis son installation en 2011 dans l’entrepôt qu’était la Banannefabrik, le Trois-CL a fait émerger, germer et révéler de nombreux artistes de la scène chorégraphique luxembourgeoise et frontalière. L’une de ses pupilles, la danseuse et chorégraphe Sarah Baltzinger, y est logée depuis de nombreuses années, et a su exulter de la force d’attraction qu’offre ce Centre chorégraphique. En 2014, la jeune artiste est débusquée par Bernard Baumgarten, directeur de l’institution pour jouer dans sa création Rain. Après White Beast, dans le cadre du festival Constellations à Metz en 2016, elle intègre pleinement le paysage chorégraphique grand-ducal, notamment par l’importance de sa création Fury. Cette pièce franche fait résonner sa vision et lui permet de professionnaliser sa structure. En 2018, elle est sélectionnée pour participer au dispositif TalentLab et y fait naître le duo What Does Not Belong To Us. Aujourd’hui, directrice de sa compagnie, Sarah Baltzinger a su transcrire dans ses nombreux projets une émancipation personnelle et artistique vivace. Logiquement, tirant les fruits d’un travail acharné, la suite prend une tournure très sereine, la chorégraphe ayant réussi à s’installer durablement sur la scène de la danse contemporaine européenne.

Dans son travail, Sarah Baltzinger s’intéresse au vivant et à ce qui nous relie dans nos parcours émotionnels, « la sensibilité, l’émotion sont des choses inhérentes à chacun. Ce qui me plaît, c’est la question de l’étrangeté, ce qui nous isole, ce qui nous écartèle, ce qui nous met en désordre. Il y a quelque chose à cet endroit-là qui me touche particulièrement ». Des questionnements liés à ce qu’elle est, une personne qui s’est toujours sentie en dichotomie face au monde, « ce qu’on dit de moi, ou ce qu’on me renvoie, est toujours différent de la façon dont je me vois ». Ce « déplacement », comme le décrit l’artiste, créé un mouvement permanent entre l’intime et le social et l’amène à le décliner en scène, « ce mouvement permanent entre ce qu’on cache et ce qu’on montre est un peu la clé de voûte de mon travail ». La façon dont on s’approprie nos individualités, la façon dont on se ressent dans ce qu’on est, sont des notions vivaces chez Baltzinger, « mon geste artistique réside dans cette difficulté à s’organiser face au monde ».

Ainsi, depuis Fury, sa première création majeure, quelque chose s’est radicalisé, « j’ai touché à plein de choses et à chaque fois, j’ai réussi à extraire quelque chose qui me touche vraiment ». Petit à petit, elle façonne une identité qui s’affine de plus en plus, qui se précise autour de la distorsion du réel dans un monde qu’elle décrit comme « malade, dans lequel on doit s’organiser autour de règles très complexes et d’une violence inouïe sur la question de l’identité et du genre ». Alors, si Sarah Baltzinger parle d’elle dans ses pièces, de son vécu passablement chaotique, fait d’évènements bouleversants, elle met cette résonance mentale au service de questionnements plus larges. « J’ai grandi dans une urgence, et en même temps, dans un environnement très culturel, avec un père libraire de livres anciens, et une mère qui pratiquait le violon… Heureusement qu’il y a eu cette énorme densité artistique pour pallier mon désordre, ça m’a aussi poussé à monter ma compagnie, à devenir créatrice, et à composer des mondes avec ce qui m’occupe et m’entoure ».

Sarah Baltzinger gère donc son désordre pour en faire des pièces très construites, de plus en plus ambitieuses, à l’exemple de son duo What Does Not Belong To Us, en tournée depuis quatre ans sans prendre une ride. « C’est une forme courte qui ne se joue de rien, avec deux hommes au plateau, deux joggings et c’est réglé. Ça illustre assez bien ce geste radical dont je parlais ». Si elle « ne se joue de rien », cette pièce marque pourtant l’ancrage du compositeur Guillaume Jullien dans les créations de Baltzinger, « on est un peu devenus comme frère et sœur. On n’a plus besoin de se parler, même si on se force tous les deux à sortir de nos habitudes ». Une collaboration de longue date entre les deux artistes qui articule une symbiose entre musique, corps et scène, tout en renouvelant cette identité de projets en projets. « Ensemble, nous réalisons un vrai travail de dramaturgie musicale pour que tout s’imbrique. Ce qui nous intéresse de plus en plus c’est la musique du plateau, les sons des corps, des voix, de l’espace et du temps ».

Si tout en scène est « outil » pour elle, il ne s’agit pas de réduire les corps, les personnages qui évoluent. Raison pour laquelle la chorégraphe s’est entourée d’Amandine Truffy, en tant que dramaturge, depuis le solo Don’t You See It Coming en 2020. « Ce spectacle a été une vraie traversée du désert, là où il y a eu beaucoup de fluidité quand j’ai créé le duo des garçons, ce solo a été très complexe… » Après une première version bariolée, Baltzinger réécrit son solo autour du corps distordu, disloqué, « dans ma vie j’ai vécu des drames fondateurs d’une identité, mais ce sont les douleurs insidieuses qui altèrent parfois ton identité. Ces petites morts offrent des ruptures et transforment ce qu’on peut être ». Aussi dans cette écriture dramaturgique assez complexe de son soi intérieur, la chorégraphe avait à cœur d’être accompagnée dans ses recherches, et Amandine Truffy s’est imposée en provoquant une vraie rencontre humaine et artistique. « Elle a été très intelligente, bienveillante. Mes recherches sont aujourd’hui beaucoup plus fluides, et grâce à elle, je me rends compte que la dramaturgie est indissociable de la question des corps ». Une dynamique de travail qui aura inspiré un nouveau solo : Porcelaine. Une pièce sur la figure de la poupée, la condition de la représentation du corps féminin, et donc intrinsèquement sur elle-même.

Ce n’est pas un hasard si Truffy se retrouve sur les projets portés par Sarah Baltzinger, telle que sa nouvelle création Rouge est une couleur froide. Une pièce mettant en scène des individus face à l’échec, qui essayent continuellement mais n’arrivent pas et finissent par atterrir ailleurs. « Au début, nous sommes quatre danseurs sur scène, Brian Ca, Valentin Goniot, Loïc Faquet et moi, à l’échauffement. Et puis, on va petit à petit basculer dans quelque chose qui nous dépasse… » Rouge fait appel au témoignage personnel pour parler de désir, de maternité, d’identité, dans un vrai rapport avec le spectateur dans cette dualité entre caché et dévoilé. « Cette pièce est fondée sur une ambivalence constante, c’est d’ailleurs l’origine du titre…. Le rouge est la couleur la plus ambivalente de la gamme chromatique, c’est à la fois le sang et la guerre, mais aussi la passion et l’amour. » De tentatives en tentatives, la pièce s’est créée et devrait trouver scène d’ici la saison 2023/24. « Cette pièce m’occupe beaucoup. Elle a ouvert un monde autour de l’emploi de l’objet sur le plateau, pour créer d’autres corps, les cacher, les diminuer, les amplifier. »

La vision de Baltzinger s’est étoffée au fil de ses expériences sur scène et hors scène. Elle prépare sa résidence chorégraphique de fin de création à la Chapelle Sainte-Marie à Annonay en France, où elle finalisera son immense projet titré Vénus Anatomique. « À la fin du 18e siècle, on utilisait ce qu’on appelait des Vénus Anatomiques, des modèles de femmes en céroplastique pour les méthodes de dissection. Des mannequins féminins portant des colliers de perles, maquillés, apprêtés, coiffés, alors que les mannequins homme étaient complètement standardisés. Nous souhaitons chorégraphier une étude de nos corps de femmes, de ses fonctions, du regard qui est posé dessus, de ses carcans et de ses mises en scène, face à un monde d’injonctions ». Et bien que cela fait une bonne cinquantaine d’années que ces thématiques sont abordées dans l’art, Baltzinger estime qu’il y a matière à remettre ces débats sur la table, aujourd’hui encore : « Cette pièce va se décliner en plusieurs approches, celle de l’intime, celle de la représentation du corps féminin, et enfin celle du corps féminin comme objet de commentaire ». Vénus Anatomique s’installe dans le prisme d’une pièce féministe sans forcément revendiquer ce positionnement, « le geste est forcément féministe, mais c’est une pièce qui parle du féminin et du rapport au féminin, pas de féminisme. Je suis assez exigeante là-dessus ».

Avec verve, Sarah Baltzinger reste une artiste incisive, frontale et insoumise, s’attaquant aux enjeux politiques et de pouvoir dans notre société. « Je pense ces débats à mon niveau de femme, de personne et d’artiste, par rapport aussi aux femmes qui m’entourent, celles que j’aime et ça ouvre à des spectacles qui me touchent forcément personnellement. Dans Vénus Anatomique je parle du corps de la femme et de sa représentation. Dans Porcelaine j’aimerais aborder l’appropriation d’un corps qu’on sexualise, qu’on s’approprie par la violence… C’est une approche plus intime, plus personnelle ». Tout est lié dans son travail ; sa personne à ses œuvres, ses œuvres entres elles, les interprètes, les outils, et aussi et surtout, le monde. « Je livre un peu un témoignage autour d’ambivalences et de trajectoires tumultueuses, sinueuses et articulaires ». Des éléments qui façonnent nos identités et qui permettent d’ouvrir le débat et d’aller plus loin. « J’ai le désir de parler au-delà, de comprendre comment on se construit autour des injonctions et des blessures ». Cette incisive, Baltzinger se permet dorénavant de la porter grâce aux personnes qui l’accompagnent dans son travail, lui donnant la force de s’accepter et de l’ouvrir. « J’ai 32 ans, j’ai moins peur de ce que je suis, une personne de désordre et d’émotion. C’est quelque chose que je trouve très poétique et que j’ai envie d’assumer. Ce qui me touche particulièrement c’est l’humain, une matière fascinante pour permettre la création ».

Godefroy Gordet
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