Listes grises et argent noir : où en est la lutte anti-blanchiment ? Interview avec la procureure d’État adjointe Doris Woltz, en charge de la Cellule de renseignement financier, et avec Michel Turk, un des magistrats qui y travaillent

Blanc cassé

d'Lëtzebuerger Land vom 17.10.2014

d’Land : Madame Woltz, vous dirigez la Cellule de renseignement financier (CRF) en charge de surveiller le blanchiment sur une place financière, qui, jusqu’à récemment, était peu connue pour sa transparence. Avez-vous jamais ressenti des pressions politiques ?

Doris Woltz : On fait ce qu’on estime être nécessaire. Le Parquet insiste sur son indépendance, même si celle-ci n’est pas encore assurée dans tous les textes. Actuellement, le problème se situe plus au niveau de la réceptivité des acteurs économiques que d’éventuelles pressions politiques. Du moins depuis que le gouvernement a annoncé sa volonté de sortir le Luxembourg de la « Schmuddelecke ».

En 2010, la menace du Groupe d’action financière (Gafi) de mettre le Luxembourg sur la « liste grise » des juridictions non-conformes aux standards internationaux avait provoqué une extension du domaine de la lutte anti-blanchiment et un doublement des effectifs de la CRF. Le Gafi est-il votre allié objectif ?

DW : Même si le Gafi a mis en garde la CRF luxembourgeoise dans son rapport, il est indéniable qu’il a également poussé à l’extension de la législation anti-blanchiment et a notamment permis d’engager des analystes financiers indispensables. C’est un peu dommage, mais au Luxembourg, pour que les choses se mettent à bouger, il faut souvent un coup de pouce d’une organisation internationale, que son acronyme soit Gafi, Greco ou OCDE.

La CRF emploie cinq analystes financiers – dont des anciens réviseurs d’entreprises de la place financière –, trois magistrats et cinq secrétaires. Une douzaine de personnes pour lutter contre le blanchiment dans l’un des plus grands centres financiers du monde et traiter quelque 5 000 déclarations de soupçon par an ; cela semble dérisoire.

Michel Turk : Ce n’est pas énorme, c’est clair. Nous avons donc tout intérêt à compenser par l’outil informatique. Sur ces dernières années, nous avons développé des programmes qui nous permettent d’enregistrer et d’encoder toutes les pièces afin de les retrouver plus facilement par la suite et faire le lien entre différents montages financiers. Nous restons une CRF atypique à cause du volume écrasant des déclarations du commerce électronique. Ce ne sont pas des affaires énormes, mais elles doivent être traitées d’une manière ou d’une autre. Si le gouvernement estime opportun de continuer à développer ce créneau tout en restant compatible avec les règles internationales, il devra débloquer, en contrepartie, des moyens pour la lutte anti-blanchiment. L’un ne va pas sans l’autre. Plus le secteur s’étend, plus il risquera d’attirer du blanchiment, il faut en être conscient.

Dans son dernier rapport de 2014, le Gafi s’est borné à vérifier la conformité des textes de loi, sans se préoccuper de leur application pratique sur le terrain.

MT : Le Gafi s’y penchera dans les prochaines années. Il analysera ce qui ressort à la fin de la procédure judiciaire. Seront comparés les montants bloqués, saisis et confisqués. Dans l’idéal, les trois devraient à peu près se recouper. Or, pour le moment, nous bloquons beaucoup, saisissons déjà moins et confisquons peu. Il faut avouer que sur ce dernier point, nous ne sommes pas encore au niveau souhaité… Si nous ne nous mettons pas en question d’ici la prochaine évaluation, nous risquerons de nouveau de nous faire taper sur les doigts.

En 2009, les tribunaux avaient prononcé cinq condamnations dans des affaires de blanchiment. En 2013, il y en avait déjà 121. Or, à y regarder de plus près, il s’agit souvent de blanchiments liés à des petits deals ou à de vulgaires vols à l’étalage. Ainsi, en 2012, deux personnes qui avaient volé un tube de dentifrice, de la mousse à raser et des habits pour enfants ont été condamnées pour « blanchiment-détention ». S’agit-il une stratégie pour faire du chiffre et gonfler les statistiques dans la perspective du prochain rapport du Gafi ?

DW : Qu’il y ait une grande masse de faits comportant des sommes assez modestes, c’est incontestable. Mais je pourrais vous répondre que les autres pays font exactement pareil : Si le Gafi demande de voir libeller le blanchiment, alors nous devons l’appliquer pour toutes les infractions primaires prévues par le code pénal : trafics de stupéfiants, banqueroutes, vols, cambriolages, escroqueries... L’approche peut paraître bizarre, je vous le concède, mais elle nous permet les saisies et confiscations d’avoirs par la suite. Or là où nous investissons réellement nos ressources, c’est dans les dossiers d’abus de biens sociaux. Pour d’autres infractions, comme la corruption commise à l’étranger, il reste extrêmement difficile de traduire le blanchiment et de le faire condamner au Luxembourg. Mais ce n’est pas chose impossible. D’ailleurs cela se traduit dans l’entraide judiciaire fournie à l’étranger dans ces dossiers.

Dès qu’il s’agit de dossiers « chauds » liés à la Place financière, le Parquet semble devenir très prudent. Dans le cas de la Kaupthing Luxembourg, vous aviez laissé l’affaire aux Islandais. Par peur de vous brûler les doigts ?

DW : La banque était ici, mais les responsables là-bas. C’était donc aux Islandais de mener le procès. Mais si le procès Kaupthing a pu se tenir en Islande, c’est grâce à la munition fournie par nos autorités judiciaires et le travail remarquable de la Police judiciaire. Les preuves dont les Islandais avaient besoin pour étayer les infractions, ce sont les perquisitions au Luxembourg qui, en grande partie, les ont livrées.

Même si des enquêtes sur les fonds Madoff et des produits financiers de la Landsbanki sont en cours d’instruction, le fait reste qu’à ce jour, le Luxembourg attend toujours son premier grand procès pour blanchiment touchant à la haute finance.

MT : Pour poursuivre un cas de blanchiment, il faut mettre un crime en relation avec des dépôts au Luxembourg. Or, souvent, l’infraction primaire n’a pas eu lieu au Luxembourg. Même l’injection de l’argent sale dans le système bancaire se fait le plus souvent ailleurs. Les dépôts qui s’empilent et son gérés ici, n’y atterrissent qu’après de tortueux mouvements financiers. Nos lois nous donnent d’ailleurs peu d’angles d’attaque. En Europe, le Parquet doit prouver qu’il existe un lien entre l’argent et l’infraction. Aux États-Unis et en Suisse, la charge de la preuve est aménagée, voire renversée : pour les flux extraordinaires, c’est à l’accusé de prouver que l’argent provient d’une activité légale.

DW : Et comment voulez-vous monter un procès pour blanchiment alors que les personnes visées se trouvent à des milliers de kilomètres ? Il faudra après tout les faire entendre, les inculper et les faire venir à une audience, et ce n’est pas aussi évident que l’on se l’imagine. Souvent, ce n’est que l’argent qui se trouve sur la place financière. Nous le gelons, nous le saisissons dans le cadre de l’entraide, et si, quelque part dans le monde, il y a condamnation, nous le confisquons par le biais de la procédure d’exéquatur. Ce travail se fait en coulisse, personne ne le voit… mais il est primordial.

Cet été, la Cour d’appel a ordonné l’ouverture d’une enquête sur les prêts « equity release » de la Landsbanki Luxembourg, dont la commercialisation pourrait s’apparenter à une escroquerie. Ce faisant, la Cour a mis dans la ligne de tir la liquidatrice Yvette Hamilius, exposée au risque d’avoir, en exigeant le remboursement de ces prêts, prolongé une opération de blanchiment…

MT : La liquidatrice a été nommée par une juge et maintient qu’elle n’a fait qu’exécuter les décisions de la Justice. Or, ceci ne signifie pas ipso facto que les créances à l’origine n’aient pu être frauduleuses. Mais attention, la seule chose que l’arrêt dit, c’est qu’il pourrait s’agir d’un blanchiment.

DW : Il faudra attendre les conclusions du juge d’instruction qui a repris le dossier, suite à la décision de la Cour d’appel. À lui de voir quelles conclusions tirer. On verra ce qui restera du soupçon de blanchiment. Il faudra essayer de créer la clarté, pour autant que cela soit possible.

Le travail de la CRF repose sur les dénonciations des professionnels. Aux banquiers, réviseurs d’entreprises, avocats et comptables de signaler toute opération suspecte. Or comment pouvez-vous être certains qu’ils le font ? Surtout face à quelque 45 000 holdings que les domiciliataires peuvent héberger par centaines ?

MT : Toute transaction suspecte doit être déclarée. Aux professionnels de faire le screening de l’ensemble de leur clientèle. La plupart utilisent des sites qui compilent les articles de presse paraissant à travers le monde. Si un de leurs clients y est cité en relation avec une affaire, disons de corruption, les professionnels devront en informer la CRF.

DW : Les déclarations d’opérations suspectes, c’est le pain quotidien de la CRF. Nous tentons ensuite avec nos moyens de réunir un maximum d’informations et, enfin, si le soupçon semble se confirmer, le magistrat de la CRF transmet le dossier à la section financière et économique du Parquet. Ce sera ensuite au substitut en charge du dossier de juger de l’opportunité d’engager des poursuites ou non. La CRF fonctionne donc comme une entité un peu à part, avec une certaine autonomie à l’intérieur du Parquet et avec des compétences spécifiques. Il y a également un double contrôle indirect, d’abord par les autorités de surveillance comme la CSSF ou d’autorégulation comme le barreau, et ensuite par la collaboration à l’international. Si nous recevons une information d’une CRF à l’étranger que les professionnels luxembourgeois avaient omis de nous communiquer, ils pourront, le cas échéant, être poursuivis.

Que risqueront-ils ?

DW : Ils risqueront une amende pénale pour non-respect des obligations professionnelles. Mais il faudra prouver l’intention délictueuse sous-jacente à l’absence de déclaration ou de collaboration.

La CRF a-t-elle les outils pour percer l’écran de fumée de sociétés enregistrées quelque part au Panama ou sur les Îles Vierges Britanniques ?

MT : Le professionnel qui monte ces structures doit connaître l’identité du bénéficiaire économique, qui, dans les arrière-fonds, tire les ficelles. C’est le principe du KYC (pour : know your costumer) et les informations devraient en principe figurer dans ses dossiers.

Comment se passe la coopération internationale avec vos homologues au Panama ou dans d’autres paradis fiscaux ?

MT : Quand une CRF étrangère nous demande des renseignements sur le bénéficiaire économique d’une société luxembourgeoise, nous commençons par consulter nos fichiers internes. Si nous n’y trouvons rien, nous pouvons toujours demander des informations auprès des professionnels de la place financière. Or ce pouvoir est exceptionnel, peu de CRF à travers le monde en jouissent. Si nous demandons donc des informations sur une société-écran à nos homologues, et que ceux-ci ne disposent pas d’informations officielles, l’enquête débouche sur un cul de sac.

Rien qu’en 2013 il y a eu plus de mille faillites. C’est un secret de polichinelle qu’une bonne partie d’entre elles est frauduleuse.

MT : Le cas le plus fréquent est celui de la banqueroute simple : l’aveu de faillite est fait trop tard ou la comptabilité est lacunaire. Malheureusement, c’est très fréquent ; je dirais dans une faillite sur deux. Or les banqueroutes frauduleuses, avec détournement d’actifs sur le compte du responsable de la société, qui tente ainsi de mettre la main sur le grappin, restent quand même plutôt rares. Lorsqu’une faillite est prononcée, les banques jettent souvent un regard sur les mouvements des six derniers mois, et si elles pensent y déceler des mouvements cash anormaux, elles le dénoncent plus ou moins systématiquement.

Les monnaies virtuelles comme les bitcoins sont en passe de devenir une des voies royales du blanchiment. La CRF a-t-elle déjà été confrontée à de tels dossiers ?

MT : Encore récemment, j’ai fait un petit sondage parmi les magistrats sur la question ; et aucun d’entre eux n’avait encore eu à faire à un dossier impliquant l’usage de monnaies virtuelles. Mais si le cours de change des bitcoins et Cie venait à se stabiliser, ce serait très tentant de les utiliser pour toutes les transactions louches imaginables. Quelque part dans le circuit, cette monnaie virtuelle devra être convertie en euros ou dollars, et ce sera là qu’il faudra intervenir.

Le gouvernement promet vouloir mettre le Luxembourg à l’heure de la transparence. On se demande ce que cela signifiera pour les pratiques professionnelles dans certains métiers…

DW : C’est d’abord une question de prévention. Beaucoup de secteurs n’ont jusqu’ici pas été confrontés aux règlements sur le blanchiment. Prenez les agents immobiliers, les garagistes ou les marchands de grande valeur. Pour ces petites structures, les obligations de vigilance introduites il y a dix ans constituent un véritable défi. Elles sont désormais responsabilisées au regard de l’Administration de l’Enregistrement et des Domaines, instaurée comme autorité de surveillance. Elles ont de nouvelles règles à suivre, mais, souvent, aucune idée sur comment s’y prendre. La CRF tente de les aider par des formations, bien que l’écho ne soit pas toujours retentissant.

Aviez-vous déjà été confronté à des cas de blanchiment dans le secteur immobilier ?

MT : Pas que je sache, mais mon impression du secteur, c’est que les professionnels n’ont tout simplement pas conscience de la question du blanchiment. C’est une autre culture et il faudra du temps. À travers l’Europe, les gens s’étonnent que les salaires stagnent, mais que les prix immobiliers continuent de s’envoler. On peut donc se poser la question sur l’origine des capitaux qui coulent dans ce secteur. Alors que le monde bancaire devient de plus en plus transparent, l’argent sale cherchera refuge dans d’autres secteurs économiques.

Bernard Thomas
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