Mos Stellarium

Résistance esthétique

d'Lëtzebuerger Land vom 06.11.2015

« Il dit : je suis de là-bas. Je suis d’ici. Et je ne suis pas de là-bas ni d’ici.J’ai deux noms qui se rencontrent et se séparent, Deux langues, mais j’ai oublié laquelle était celle de mes rêves »1.

S’habituer à l’effroi ? Depuis un an, les chiffres correspondant aux flux des réfugiés (mais aussi aux morts, aux disparitions et aux arrivées) deviennent de plus en plus choquants. La Syrie notamment se vide littéralement de sa population, nous en sommes tous conscients. Nous sommes presque « habitués » – avec toute la dimension terrible que cette habitude signifie – à ces images des « ballon vapor » qui chavirent entre la Turquie et la Grèce, à ces images violentes aux frontières des pays balkaniques où des êtres humains entassés comme des objets « en trop » sont littéralement versés d’un côté puis de l’autre… Et là, il y a autre chose, d’autres images, une résistance à cette habitude inhumaine qui inévitablement nous prend, un autre récit : Mos Stellarium, le film documentaire de Karolina Markiewicz et Pascal Piron.

Récits Le film documentaire ne donne presque aucun chiffre – si ce n’est les 25 euros par mois que l’État luxembourgeois donne aux demandeurs d’asile pour vivre [sic !] – ; et ne montre aucune carte – si ce n’est celle des étoiles, la constellation que dessine le voyage jusqu’au Luxembourg. La prise de position des réalisateurs est en effet très claire : il n’est nullement question ici de faire un documentaire froid et sec ou un film d’esthétisme « précieux », non : la parole est tout simplement et entièrement donnée aux jeunes, demandeurs d’asile, refugiés politiques au Luxembourg ou qui étaient au Luxembourg et ont été « déportés » – retour à l’horreur. On voit et entend donc Anna, Bianca, Dzemil, Eko, Ermin, Milena, Oscar, Rijad et Yunus – en très gros plan, chacun à son tour, comme par chapitres : ils racontent leur histoire – en français ou allemand, sous-titré en luxembourgeois.

Affect fort Et c’est un choix à la fois poignant et poétique que de plonger dans les histoires de ces personnes à travers ces quelques minutes entièrement dédiées à chacun d’entre eux – de réaliser un focus sur les « lieux » de leur corps (visage, oreille, peau, main, cheveux…) et donc sur leur récit et leurs états (angoisse, histoire, trajet, perte, vie, mort, peur, douleur, rêve, absence, présence, souvenir, vision du futur). À travers cette attention sur l’espace réel qu’occupe le corps, le film permet au spectateur de voyager vers des lieux qui pour lui sont des réalités abstraites, presque imaginaires, entendues dans la presse, mais qui pour ces jeunes sont les lieux de leur histoire, leur vie, leur quotidien.

Des mots qui restent « Déjà avant de s’y mettre (comprendre : dans l’état de refugié) il faut avoir la patience, se préparer pour le voyage […] tu ne seras pas libre pendant ce voyage » : et l’on plonge dans la traversée des déserts et des montagnes, dans la nuit avec les loups, d’un adolescent qui alors avait treize ans. Et il mentionne, pendant ces quelques minutes, l’image de la lune – ce que font plusieurs réfugiés lorsqu’ils racontent leur voyage car elle les accompagne dans la nuit. « Le vrai départ était la mer, c’est là où il s’agit de mourir ou de réussir ». Une vague qui fait sauter le bateau en mer, une belle vue paradoxale sur la mer Égée par la fenêtre d’une prison, le vécu des armes chimiques : « Le matin les enfants étaient dans leurs lits mais ils n’allaient pas à l’école, ils étaient morts – jusque-là personne ne pouvait croire que l’on pouvait tuer un enfant ».

L’hommage à ceux qui restent : « Ils ont une tristesse si forte, qu’ils ne peuvent plus la sentir. Mes amis qui sont encore en Syrie vont à l’école : ils ne veulent pas mourir bêtes ». Et ensuite l’arrivée au Luxembourg : « Le voyage de la Syrie au Luxembourg a duré huit jours. Nous étions dans un camion à quinze personnes. Dans l’autre, ils étaient 25, ils sont morts car n’avaient pas assez d’air. Quand nous sommes sortis du camion, le ciel était bleu, il y avait du soleil. J’ai demandé à mon père s’il était sûr que nous n’étions pas morts, si nous n’étions pas au paradis ». Il y a ensuite le futur : « Quand je vais grandir, je veux devenir ingénieur ou prof. Prof, car les enfants n’ont pas un cœur périmé ».

Un projet audacieux Ce film documentaire, transposé également en installation à Venise, est d’une beauté poignante et cette beauté qui paraît paradoxale surgit en réalité des récits : la dignité, le courage de ces jeunes sont beaux, inspirants. Et les réalisateurs du films, habitués à proposer des projets qui sortent des cases, ont fait ce choix : de rester fidèles à l’esthétique poignante de ce monde – monde à l’envers – qu’il faut absolument aller voir.

Mos Stellarium de Karolina Markiewicz et Pascal Piron ; documentaire produit par Tarantula ; 55 minutes ; en salles à partir de mercredi 11 novembre. Présentation de bienfaisance en présence de l’équipe du film le 11 novembre à 19h30 au cinéma Utopia, réservation obligatoire par courriel promo@tarantula.lu ; les dons collectés iront aux classes Passerelles de la Caritas. Le film est également présenté en tant qu’installation dans l’exposition Wo das Gras grüner ist au Kunstmuseum Liechtenstein (jusqu’au 22 novembre ; d’Land du 18 septembre) et l’a été dans la cadre de The Silver lining, première participation du Liechtenstein à la biennale de Venise, du 24 octobre au 1er novembre.
Sofia Eliza Bouratsis
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