Économie solidaire et soumissions

Sale temps pour la « tiers économie »

d'Lëtzebuerger Land du 21.02.2008

Le secteur privé a dégainé contre la « tiers économie », qui gagne du terrain et lui grignote ses marchés avec des prix au plancher que seul l’arrosage en fonds public permet, pour une efficacité qui a encore du mal à convaincre. Le groupe Batichimie et l’entreprise Polygone ont tiré les premiers, déplaçant le débat jusqu’alors largement philosophique vers les prétoires : quatre recours doivent être plaidés en mars devant le tribunal administratif contre le ministère des Bâtiments publics. L’administration avait initié il y a un an sa première soumission publique en intégrant dans le cahier des charges des considérations de développement durable et de réinsertion sociale (avec notamment l’obligation d’embaucher des chômeurs en stage de réinsertion). Le marché de l’entretien du réseau autoroutier avait ouvert le bal d’une série de soumissions d’un genre nouveau, conforme à une directive européenne de 2003 sur les marchés publics : les sélections du pouvoir adjudicateur ne se font pas seulement sur la base des coûts, mais sur des valeurs sociales et environnementales. Batichimie, en association momentanée avec deux de ses filiales, Jalux (jar­dinage) et Sichel (pose de glissières d’autoroutes), s’y est intéressée, présentant des offres plutôt concurrentielles à en juger par le résultat de la soumission litigieuse que le Land s’est procuré1. 

D’autres entreprises artisanales, qui font appel à des CAT, avaient également rempli les bordereaux de soumission dont Polygone ou l’entreprise Kurt Immo en association avec Pol Winnandy. Sans pouvoir afficher les offres présentées par Objectif plein emploi, une asbl qui a pris en quelques années les dimensions d’une véritable PME du « petit boulot » et qui s’est adjugé tout le marché. Grosse colère des entrepreneurs du privé, qui à peine le marché attribué, ont tenu un conciliabule pour tenter de réagir en tir groupé. Mais au terme de cette conspiration, deux entreprises seulement ont déposé des recours pour contester l’arbitrage des Travaux publics, accusé d’avoir « légitimé » avec cette soumission une « concurrence déloyale en faveur du secteur public et des associations sans but lucratif ».  

Depuis cette première soumission intervenue au début de l’année 2007, le ministère de Claude Wiseler, CSV, a lancé cinq autres appels d’offre pour des travaux d’ordre général. Des marchés conditionnés par l’embauche d’ouvriers sous contrat d’auxiliaires temporaires (CAT). Les rares entreprises de l’économie « traditionnelle », par opposition à celles de l’économie solidaire, qui ont présenté une offre ont toutes été recalées, incapables d’aligner les prix tirés au couteau proposés par les « initiatives pour l’emploi ». Ces dernières ont véritablement « trusté » les marchés. Ces asbl ont été créées à la fin des années 90 pour tenter de remettre au travail ceux précisément que le secteur privé avait exclus car trop vieux, trop usés, dotés d’un bagage scolaire réduit à son minimum et d’une formation tout aussi sommaire. Échaudés par leur première expérience, les dirigeants de Batichimie ont renoncé cette fois à remplir les bordereaux de soumissions : « Il était inutile de perdre notre temps à remplir les bordereaux, car face à Objectif plein emploi ou Forum pour l’emploi, nous n’avions aucune chance », déclare, résigné, Albert Heister, directeur technique de Batichimie.

La véritable cible des deux entreprises à l’origine des recours est donc l’association Objectif plein emploi, et plus largement encore les « initiatives » de réinsertion des chômeurs de longue durée qui sont des dépendances des deux grands syndicats luxembourgeois : Objectif plein emploi pour l’OGBL et son pendant Forum pour l’emploi du côté du syndicat chrétien LCGB. Claude Wagner, le patron de Batichimie annonce sans détour la couleur : « Nous attaquons le système et en même temps l’asbl Objectif plein emploi qui fait de la concurrence déloyale à des entreprises artisanales et familiales comme la nôtre qui essaient de survivre ». « On est en train, ajoute-t-il, de tuer l’artisanat et on se bat contre cela ». 

Même son de cloche chez Polygone dont le patron André Reuter déplore les effets pervers du dispositif introduit en 2006 sur le maintien de l’emploi : « La loi du 22 décembre 2006, assure-t-il, prévoit deux taux de remboursement des subventions publiques des personnes sous CAT : 50 pour cent des salaires pour les employeurs du secteur privé et 85 pour cent pour les employeurs du secteur public ». À ses yeux, c’est l’écart de subvention de 35 pour cent qui a fait la différence entre les soumissionnaires dans l’appel d’offre de début 2007 concernant les travaux d’entretien du réseau autoroutier. « Les écarts entre le premier soumissionnaire Objectif plein emploi et les autres varient entre 17 et 42 pour cent. Il est évident qu’un écart de 35 pour cent de subvention entre le secteur privé et le secteur public favorise les soumissionnaires émanant du secteur public ». Les pouvoirs publics ont manqué selon lui une occasion de « favoriser la réinsertion de demandeurs d’emploi dans les entreprises du secteur privé ». Celles qui permettent de transformer des contrats précaires en véritables contrats à durée indéterminée, créent de la richesse et font rentrer les impôts dans les caisses publiques. 

Si à ce stade de la procédure, personne ne souhaite faire l’étalage des arguments qu’ils serviront aux juges du tribunal administratif, de peur que les indiscrétions n’indisposent la juridiction, nul doute que c’est sur ce traitement différencié que la bataille juridique devrait se jouer. Et ouvrir des droits, si Batichimie et Polygone devaient triompher, à des dommages et intérêts de la part des pouvoirs publics.  

Chez Objectif plein emploi, on connaît le refrain et on y apporte une réponse. « Toute entreprise privée peut répondre à des soumissions intégrant un volet de réinsertion sociale. C’est à elles de se structurer différemment pour y répondre », souligne Paul Huens, chargé de direction du réseau OPE. Il parle d’ailleurs de l’asbl comme d’une « entreprise » qui n’a pas l’intention de se cantonner sur des « marchés à part », en marge de l’économie réelle. « Nos analyses mathématiques le prouvent, il n’y a pas de distorsion de concurrence entre les secteur privé et public du fait que l’un bénéficie d’un taux de remboursement supérieur à l’autre », assure-t-il. « La preuve de nos affirmations, insiste le responsable d’OPE, vous la trouvez dans les résultats de la seconde vague de soumissions qui intégraient des critères de développement durable et d’insertion sociale. Une entreprise comme Co-Labor, qui touche le même niveau de subvention que les autres qui ont comme elle un but lucratif (50 pour cent, ndlr) a réussi de décrocher deux des cinq marchés adjugés récemment ». 

Les pouvoirs publics soutiennent volontiers eux aussi que les entreprises du secteur privé bénéficient d’aides auxquelles les initiatives pour l’emploi n’ont pas droit. De quel côté penche la balance ? « Les aides financières destinées au soutien du développement des entreprises artisanales et commerciales distribuées par le biais de la loi-cadre classes moyennes restent largement en dessous des moyens budgétaires destinés aux initiatives », soutiennent les représentants de la Chambre des métiers.Les responsables de Batichimie rappellent de leur côté que dans le calcul des prix de travaux d’entretien comme ceux qui font l’objet des recours, les frais de la main d’œuvre interviennent pour 80 pour cent au moins des coûts totaux. Claude Wagner tient toutefois à marquer sa bonne foi et à nuancer son attaque contre les initiatives pour l’emploi : « Ce contre quoi je m’insurge ce ne sont pas les marchés publics. Je suis par exemple en faveur des marchés de gré à gré. Mais je suis totalement opposé au fait de lancer des soumissions publiques ». Aux asbl donc les petits marchés sous les 100 000 euros qui autorisent la procédure de gré à gré. 

Un rôle dans lequel ces organisations refusent désormais de se cantonner. Le projet de loi sur les marchés publics et le texte sur le chômage social devraient d’ailleurs servir leurs ambitions. « Hier, rétorque Paul Huens de OPE, on reprochait l’absence de finalité économique de nos initiatives, aujourd’hui, on nous fait le procès de participer aux marchés publics ». Quelque chose évidemment ne va plus entre le monde de l’économie solidaire et celui du secteur privé, le second voyant le premier empiéter chaque jour davantage sur son pré carré. 

Lorsqu’elle fut saisie fin mars 2007, peu avant qu’une décision d’adjudication intervienne sur le marché controversé de l’entretien des autoroutes, la Commission des soumissions du ministère des Travaux publics avait été très claire sur la légitimité des asbl comme OPE de participer à des soumissions publiques. « Les asbl, souligne-t-elle dans un document, n’ont pas le droit de poursuivre un but lucratif, c’est-à-dire d’exercer leur activité dans l’unique but de procéder à un partage des bénéfices. Cela ne veut pas dire qu’une asbl n’a pas le droit d’exercer des activités lucratives ou de toucher de l’argent lors de ces activités, mais cet argent éventuellement réalisé ne doit pas être distribué directement aux membres ».  

Si ce point semble limpide, celui du statut des associations, qui échappent du fait de ce statut à la loi du 28 décembre 1988 sur l’accès aux professions d’artisan, d’industriels et à certaines professions libérales, soulève plus d’ambiguïtés. « Une définition claire des champs d’activité de ces asbl pourrait contribuer à apaiser diverses tensions actuelles reprochant aux acteurs de l’économie solidaire de faire de la concurrence déloyale aux entreprises de droit commercial », relève ainsi la Commission des soumissions. OPE ou Forum sont un peu comme des électrons libres de l’économie solidaire : financement opaque, budget qui l’est tout autant et champ d’intervention qui pêche par défaut de clarification. Ils sont sans le vouloir les « plombiers polonais » de l’artisanat luxembourgeois. Les recours de Batichimie et Polygone interviennent alors que le ministère du Travail a donné la semaine dernière un dernier coup de pinceau au projet de loi sur le chômage social ou « rétablissement du plein emploi » en langage politiquement correct. Le peu consensuel projet de loi 5144  donnera à des initiatives comme Forum pour l’emploi ou Objectif plein emploi un cadre légal qui leur manquait jusqu’à présent. 

Romain Schmit, directeur de la Fédération des artisans, s’inquiète de ces intrusions des asbl de l’économie solidaire, qu’il accuse volontiers de trahison, notamment par rapport aux accords passés en 2001 dans le cadre du Comité permanent de l’emploi. « J’ai cessé, dit-il, de trop m’en soucier car je suis désabusé ». Il rappelle le deal de 2001 entre les partenaires sociaux, qui prévoyait notamment que les « initiatives pour l’emploi » s’interdisent elles-mêmes de présenter des offres lors de soumissions publiques. « Elles ne s’en tiennent pas aux règles du jeu », déplore le responsable. Et à ses yeux le pire est à venir, avec des dispositions inscrites dans le projet de loi sur le chômage social, qui permettrait à ses impudiques associations de contourner les règles actuelles des seuils au-delà desquels des soumissions publiques sont requises. Le gouvernement en conseil pourrait ainsi proposer des travaux ou des services via une convention de coopération entre le ministère ordonnateur et les « initiatives ». 

Qui doit avoir peur de la procédure devant le tribunal ? Le déshabillage des organisations (publiques) de l’économie solidaire, aux méthodes de gestion peu transparentes et aux résultats qualitatifs plutôt controversés en termes d’intégration des demandeurs d’emploi dans l’économie réelle, ne devrait pas plaider pour leur chapelle. 

1 La soumission prévoyait quatre lots répartis selon les zones géographiques : zone Nord, zone Remich/Grevenmacher, Zone grande voirie, zone Sud. Les quatre furent remportées haut la main par Objectif plein emploi avec des prix moins élevés entre 17 et 75 pour cent que ses concurrentes. Ainsi, pour la zone Nord, OPE fit une offre à 190 154 euros lorsque son premier compétiteur Forum pour l’emploi en formula une à 223 415 euros (+17 p.c.) et le second Batichimie à 224 303 euros (+18). Polygone avait mis la barre à 237 798 euros (+25 p.c.). Le bordereau de Remich/Grevenmacher fut également happé par OPE (167 284 euros) devant Batichimie (+20 p.c.), Forum pour l’emploi (+25 p.c.) et Polygone (+28).

Véronique Poujol
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