Art moderne

Fenêtre sur paradis reconquis

d'Lëtzebuerger Land vom 12.07.2019

Prologue La poétesse, l’écrivaine Etel Adnan était connue depuis longtemps, peut-être qu’elle en avait été servie par ses différentes langues ; née d’un père musulman syrien et d’une mère chrétienne grecque, elle y avait très vite ajouté le français et l’anglais. Il fallut attendre l’été 2012, la Documenta 13, pour voir depuis Kassel sa renommée de peintresse s’imposer. Ce qui se fit alors le plus naturellement du monde, tellement la beauté des petits formats aux formes qui se chevauchent, s’imbriquent, aux couleurs qui s’associent, dans un chant des plus harmonieux, satisfait au plus haut point, œil comme esprit. Il en fut de même naguère, une première fois sans doute qu’on vit ses œuvres à Luxembourg, à la Art Week, dans un stand, de la galerie Lelong, sans prétention aucune, mais de la plus haute qualité esthétique.

L’exposition au Mudam, au long de cet été, est faite pour donner le même vif plaisir. Il y a donc les œuvres d’Etel Adnan, nonagénaire qui a parcouru un siècle fait de quels troubles, à commencer par son départ de Smyrne dans l’enfance, et il faut lire par exemple Sitt Marie Rose pour se rendre compte de la violence de la guerre civile du Liban, de celle faite aux femmes dans leur lutte pour la libération. Les œuvres picturales, c’est un autre monde. Au Mudam, au-delà des peintures d’Etel Adnan, et de pareil moment de ravissement, l’exposition comporte de façon toute légère, pas de pédagogie trop accentuée, une leçon d’histoire d’art, avec le face à face avec tels grands modernes, que notre peintresse admirait, la consonance avec telles artistes dont elle est proche. Pour les premiers, à suivre de près ce qui s’est passé, on constatera une belle action d’affranchissement, le chemin vers une autonomie, un style désormais propre, aisément reconnu, distingué.

Les deux galeries du premier étage sont prises par l’exposition Etel Adnan et les modernes. C’est dans la première des deux que figurent quasiment comme points de repère de la modernité, en premier Paul Klee, puis s’y associant Kandinsky, Nicolas de Staël, Mathieu, tantôt pour leur musicalité, tantôt pour une construction qui se montre plus rigoureuse, sans jamais aller vers trop de sévérité. IL faut rapprocher les œuvres les unes des autres, le regard y gagne en acuité, elles y gagnent toutes. Retour à Paul Klee : « I think Klee was the first painter I fell in love with. He obsessed me. By obsessed, I mean that his paintings put me into a state of ecstasy », pas étonnant de la part du coloriste de Kairouan, ville tunisienne visitée au début du vingtième siècle.

Tout art, dit Etel Adnan, reprenant une image très usitée, est une fenêtre ouverte sur un monde auquel lui seul a accès. Fenêtre sur des paysages extérieurs, tel le mont Tamalpaïs, en Californie, un peu sa montagne Sainte-Victoire, et on pense au pèlerinage de Peter Handke, à sa phrase si juste (pour son expérience à lui, bien sûr, pour nous en suite face à la peinture de Cézanne, ou d’Etel Adnan) : « Ja, dem Maler Paul Cézanne verdanke ich es, dass ich an jener freien Stelle zwischen Aix-en-Provence und dem Dorf Le Tholonet in den Farben stand und sogar die asphaltierte Strasse mir als Farbsubstanz erschien ». Plus fortement, il est les paysages intérieurs, la remémoration d’impressions passées, la reconstitution d’un paradis perdu, le film Ismyrne en dit long à ce sujet. Telles sont les peintures d’Etel Adnan, telle notre propre expérience.

La seconde galerie, ordonnée comme l’autre suivant l’aménagement de Polaris Architects, avec leurs parts ouverte et plus intime, fait dialogue les œuvres d’Etel Adnan, la plupart plus récentes, avec les retentissantes lignes coloriées d’Eugénie Paultre, et les sculptures, stèles ou figures remontées de quel sol ou temps lointains, de la Libanaise Simone Fattal. Le regard s’en détache, pour s’attacher longuement aux leporellos, où se déplient, des fois en noir et blanc, d’autres fois en des éclats de couleur et de lumière, silhouettes de montage, traces plus éparpillées, jeux d’écriture et de mise en graphie. Où se rencontrent dès lors, se rejoignent toutes les facettes d’Etel Adnan.

Epilogue Il est une pratique de l’artiste dont il n’a pas encore été question. Par terre, aux cimaises des galeries, le visiteur découvre un médium qui vient enrichir en plus ce qu’on n’hésitera pas à appeler les très riches heures d’Etel Adnan, les tapisseries, et si formes et couleurs y sont également flamboyantes, elles atteignent bien sûr une autre dimension, changent radicalement d’échelle. Etel Adnan a été confrontée pour la première fois au tissage dans un centre d’art égyptien, le parcours, depuis, l’a conduite à Aubusson. Et le temps de l’exposition, au Mudam, dans ce qui dans une salle de spectacle s’apparenterait à la loge pour souverain, on a installé un métier à tisser, de quoi inviter le public à se laisser tenter par un exercice difficile. Mais l’art d’Etel Adnan, là encore, s’avère tellement inspirant.

Etel Adnan et les modernes, exposition au Mudam, L-1499 Luxembourg-Kirchberg, ouverte jusqu’au
8 septembre 2019, tous les jours sauf mardi de 10 à 18 heures, nocturne le mercredi jusqu’à 21 heures ; www.mudam.lu

Lucien Kayser
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