Les États-Unis ont eu leur Watergate, la France son affaire Markovic. Elle n’est pas restée gravée dans la mémoire collective, mais a failli faire vaciller la Cinquième République. Une affaire d’état racontée avec brio par Jean-Yves le Naour et Manu Cassier

Règlement de comptes entre gaullistes

d'Lëtzebuerger Land vom 07.10.2022

Premier octobre 1968. Un cadavre en décomposition est découvert dans la décharge publique de La Cavée-du-Roi, à côté d’Élancourt, juste derrière Versailles. L’homme a été assassiné. C’est le corps de Stevan Marković, un petit truand yougoslave installé en région parisienne. Un fait divers qui aurait pu se résumer à un entrefilet dans un journal local et une enquête policière vite bâclée. Il n’en sera rien.

D’abord par ce que le défunt était, peu de temps avant de passer de vie à trépas, l’homme à tout faire d’Alain Delon. Le comédien n’était pas encore le monstre sacré du cinéma qu’il est devenu depuis, mais il avait déjà tourné certains de ses très grands rôles : Rocco et ses frères, L’Eclipse, Le Guépard, Les Félins, Paris brûle-t-il ?, Le Samouraï… Son nom dans le dossier va immédiatement donner un peu de piment à l’affaire et attirer une presse déjà avide de scandales. Dans cette France à peine remise des événements de Mai-68, de la fuite discrète du général de Gaulle à Baden Baden et de l’agitation politique qui poussera Maurice Couve de Murville au poste de Premier ministre en lieu et place de Georges Pompidou, certains ont vu dans cet assassinat l’occasion de faire sauter définitivement Pompidou ; non seulement de Matignon, mais aussi de sa position plus ou moins naturelle de chef de la majorité et donc de successeur attitré du président de Gaulle.

On pourrait dire que l’affaire Markovic est un peu à la politique française des années soixante, ce que l’affaire Clearstream 2 a été à celle des années 2000. Un dossier mêlant enquête criminelle – avec qui en plus des implications parmi le milieu Corse –, affaires people et intrigue politique qui est remis sous les coups de projecteurs par le binôme Jean-Yves le Naour (Charles de Gaulle, Les Compagnon de la Libération, Verdun, Les Taxis de la Marne…) au scénario et Manu Cassier (Facteur pour femmes, Toulouse, Esclaves de l’île de Pâques…) au dessin et à la couleur.

Pour entrer dans le détail, Markovic est retrouvé assassiné d’une balle dans la tête. L’homme était connu des services de police comme une « petite frappe » amateur d’« argent facile ». Les enquêteurs s’intéressent rapidement à ses « soirées débridées », avec des vedettes du côté de Paris comme de Saint-Tropez. Surtout une des dernières, pendant laquelle Markovic avait pris des photos. A-t-il essayé de faire chanter l’un ou l’autre participant ? Quoi qu’il en soit, dans une lettre envoyée à son frère en Yougoslavie juste avant de se faire descendre, le mort accuse Delon et un certain Antony, une figure du milieu corse. Un autre ressortissant Yougoslave emprisonné à Fresnes livrera une révélation qui mènera l’affaire de la scène purement judiciaire à la politique : une des participantes à une de ces orgies serait « Madame Premier ministre », autrement dit Claude Pompidou. Des photos vont même rapidement circuler parmi les services secrets, les rédactions et les cabinets ministériels. Des faux grossier, certes, mais le mal est fait ! Pendant plusieurs mois, rien ne saura arrêter cette machine infernale qui deviendra un règlement de comptes entre gaullistes. Ce qui n’empêchera pas l’élection de Georges Pompidou à la présidence de la République l’année suivante.

Le meurtre demeure à ce jour « non élucidé » et les responsables de la machination politique restent toujours inconnus. Les auteurs se gardent donc bien de tirer une quelconque conclusion, mais ils documentent avec la plus grande précision possible cette étrange affaire. Le dessin de Cassier recrée avec un grand réalisme le Paris de cette fin des années 1960, tandis que le scénario demeure au plus près du dossier et des archives audiovisuelles sur l’affaire. Il n’y a que le personnage du journaliste, crée de toute pièce pour servir de regard extérieur à toute cette affaire, qui est fictionnel.

Une précision historique à laquelle nous a habitués Jean-Yves le Naour dans ses précédents albums. Normal pour un scénariste de BD également historien spécialiste du vingtième siècle. De toute manière, comme le veut l’adage, la vérité dépasse clairement la fiction et ce mélange entre cadors politiques, stars médiatiques et personnalités « du milieu », avec tout ce qu’il faut comme drames, sexe, pouvoir, manipulations... est bien plus passionnant que bien de scénarios de polar. Malgré la complexité du récit, ses aspects on ne peut plus graves, ses très nombreux personnages, ses longs dialogues, les 88 pages de l’album se lisent avec envie. Les auteurs parviennent à aller dans le détail, sans jamais perdre le fil ou le rythme du récit. Pas besoin de connaître cette affaire ou d’être un spécialiste de la politique française pour plonger avec plaisir dans cette Affaire Markovic.

L’Affaire Marković de Jean-Yves le Naour et Manu Cassier. Grand Angle

Pablo Chimienti
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