L'exposition en soi

L’art de l’exposition

d'Lëtzebuerger Land vom 24.08.2012

Au XXIe siècle, un chien, ça ne court plus. Un chien, c’est un ersatz d’enfant – ou de l’art –, donc forcément, ça se transporte dans un buggy au « design élégant » et à la « finition de qualité », tels qu’on les trouve en vente de quelque dizaines à presque 200 euros. Ridicule ? Pervers ? C’était très tendance à la côte belge cet été, où des couples encombraient promenades et trams avec leurs poussettes à chien. À Kassel en Allemagne, Pierre Huyghe fait courir un chien blanc avec une jambe peinte en fuchsia dans son microcosme dans la Karlsaue que des hordes de visiteurs traversent un dimanche ensoleillé avec leurs familles, leurs amis et... leurs chiens, des sachets avec leurs crottes entre les mains, à la recherche d’une poubelle. Au XXIe siècle, un chien, ça chie toujours autant.

La culture et la vie se rejoignent ainsi jusqu’à l’indéfinissable dans la gigantesque manifestation touristico-médiatique qui se veut un état de la recherche en art actuel dressé tous les cinq ans, mais se perd dans la confusion des idées de la directrice artistique Carolyn Christov-Bakargiev (CCB) et la mégalomanie de l’ambition : quelque 300 artistes et collectifs d’artistes exposent dans une quinzaine de lieux, dont Banff au Canada, Kaboul en Afghanistan ou Le Caire en Égypte. « Tous les visiteurs ne doivent pas tout voir, » explique-t-elle dans une interview publiée cette semaine par l’agence de presse allemande DPA, comme pour excuser son expansionnisme. Mais même un visiteur normalement constitué et intéressé ne peut pas tout voir en trois jours sur Kassel non plus, tellement les lieux d’exposition son disséminés dans la ville, les œuvres nombreuses et les attentes et chicaneries (déposer ses affaires, récupérer ses affaires, redéposer ses affaires) fastidieuses. Kassel, c’est une foire, où un campement des Occupy en face du Fridericianum est immédiatement phagocyté par le grand cirque et la majorité des touristes refusent les œuvres qui leurs sont proposées (« Weiß der Geier was das für’n Scheiß ist ! »). À la mi-temps, après cinquante jours, ils étaient 378 000 visiteurs (contre 330 000 à la mi-temps en 2007), ce qui risque de pulvériser les chiffres de l’affluence de la dernière édition. Ce n’est pas dans cette compétition qu’on trouvera la contemplation – sinon en refusant l’hystérie collective lors d’une promenade dans la paisible Karlsaue, à visiter les pavillons éparpillés sur les 150 hectares, à pied ou à vélo.

Il en va tout autrement au Casino Luxembourg, où l’artiste belge Wesley Meuris propose justement une réflexion sur l’exposition en soi. Pas leur contenu ou son idéologie, mais les ficelles et techniques de la monstration des œuvres. S’intéressant à la rationalisation et à la standardisation, aux classifications et aux taxinomies, il montre les coulisses de ces grandes machines à transmettre du savoir que sont les musées – et les met à nu. D’autres fonctions que la monstration d’œuvres (communication, médiation, restauration, souvenirs, photo-opps...) prennent des plus en plus de place. Des armoires à cartels scellés (et vides) censées comporter l’ultime répertoire des artistes les plus importants du monde, des socles vides pour accueillir les portraits des quarante curateurs les plus influents de l’art contemporain ou des vitrines parfaitement éclairées avec des murs de la couleur idéale – mais sans objets ! – sont autant de typologies développées dans les musées pour ranger, ordonner et classifier l’art, et donc le monde. Son exposition est impressionnante par la rigueur de son exécution, qui commence avec un réagencement du hall d’accueil et fait sourire par son clin d’œil à l’Infolab du Casino, où les dossiers d’artistes sont alignés de manière aussi monotone et sérielle que son archive au premier étage – d’ailleurs il dit lui-même dans une interview filmée que cet espace l’a tout de suite inspiré.

Mais l’exposition de Wesley Meuris, pour bien qu’elle soit faite, agace aussi par sa négation du monde extérieur : comme si la vraie vie n’existait pas, il se concentre sur le microcosme des musées et du monde de l’art. En les critiquant certes, en mettant en abyme les relations de pouvoir et l’absurdité de l’entreprise – mais est-ce suffisant aujourd’hui, alors que le monde occidental traverse la pire crise économique depuis 1929, où des enfants meurent tous les jours en Syrie ?

Cette négation de la réalité, on la retrouve aussi à Kassel, bien que sous d’autres formes. Au lieu du dépouillement et de l’organisation rigoureuse (certes présente aussi dans plusieurs œuvres), on y est plutôt dans l’explosion, le chaos, où tout se vaut, de l’être humain en passant par l’abeille jusqu’à la pierre. Carolyn Christov-Bakargiev, c’est madame « peut-être » qui commence la moitié de ses réponses dans les interviews par « c’est intéressant », avec un fort penchant vers l’ésotérisme (voir aussi l’article de Lucien Kayser, d’Land du 15 juin 2012). Elle ne prend pas position, ne promeut pas de vision du monde ou d’idéologie politique plus à gauche ou plus à droite, mais additionne les propositions des uns et des autres qui se répandent dans la ville comme une inondation. Un monticule avec des plantes sauvages, des tonnes de ferraille ou un sanatorium proposant des hypnoses, une brise d’air frais, des tapisseries ou des huiles sur toile de Dalí, des installations vidéo, des applications sur iPad ou des maisons transformées – elle pourra toujours dire que tout y est, que rien n’a été exclu lors de « sa » Documenta. Peut-être qu’elle est en cela significative de notre époque, souffrant de la même perte de repères, n’osant pas avoir d’opinion car craignant se tromper.

Or la mégalomanie des expositions et de leurs lieux de monstration se développe de pair avec Wall Street, explique l’architecte Rem Koolhaas dans son essai visuel « Immer mehr » (toujours plus), dans lequel il constate entre autres que la croissance de la courbe du patrimoine mondial de l’Unesco et celle du tourisme international se font en parallèle à celle du Dow Jones. Un des types de lieux d’exposition qu’il a analysés est le patrimoine industriel récupéré par l’art contemporain, lieux forcément impressionnants par leurs dimensions, leur ambiance et leur histoire – de la Tate Modern à l’Arsenale à Venise, long comme quatre terrains de football ! La Documenta ne résiste pas à cette tentation, exposant autant le charme des halls de stockage délabrés des ailes nord et sud du Hauptbahnhof que les œuvres parcimonieusement exposées.

Mais le site le plus impressionnant dans cette catégorie est en ce moment la Manifesta 9 dans les bâtiments de direction majestueux de l’ancienne houillère de Genk (voir aussi l’article de Christian Mosar dans d’Land du 10 août 2012) : sur 23 000 mètres carrés, le curateur Cuauhtémoc Medina y expose des œuvres parfois historiques sur le thème du travail, de sa perte et de sa reconquête. L’art, souvent naïf, souvent redondant avec les lieux, y est exposé de manière brute, à l’opposé des structures nickel de Wesley Meuris. La forme récurrente y est, comme pour de nombreuses œuvres à Kassel, celle du tas, de l’amas et de l’accumulation. Comme si l’art contemporain, comme si le monde, étaient un bordel inextricable, une montagne de linge sale. Christian Boltanski, également présent à Genk, en fut un précurseur avec son installation pour la Monumenta au Grand Palais à Paris en 2010.

josée hansen
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