Les petits patrons, Facebook et le péril populiste

Gilets jaunes du patronat

d'Lëtzebuerger Land vom 29.01.2021

Ce samedi, Giovanni Patri était en direct sur Facebook. Durant 55 minutes, il se filmait à la manifestation des restaurateurs. L’autoproclamé « rassembleur » des indépendants s’en prenait à « mon Xavier » (Bettel), le critiquant pour ne pas lui avoir accordé une entrevue « entre quatre yeux, entre hommes responsables » : « Recevoir quelqu’un pendant une heure pour apaiser le peuple, cela ne coûterait pas grand-chose. » Devant le palais grand-ducal, le cortège des restaurateurs croise celui des anti-masque : « Avec votre masque, vous ressemblez à quoi ? À un Juif avec son étoile ! », entend-on un « coronasceptique » lancer aux restaurateurs, qui gardaient leurs masques et leurs distances. Les 200 manifestants arrivent finalement devant la mairie. Clément Elie, l’initiateur de la marche, improvise un discours : « On veut ouvrir, on veut travailler. Alors laissez-nous travailler, bordel de merde ! Et c’est un employé de café qui vous le dit. Je ne suis même pas patron. C’est pour vous dire que j’en ai marre de cette situation ! »

La fédération patronale n’avait pas appelé à manifester. « On ne peut pas cautionner une manifestation qu’on n’a pas lancée nous-mêmes », dit François Koepp, le secrétaire général de l’Horesca. Il aurait craint que « des casseurs » se mêleraient au cortège. Quant à Clément Elie, barman à Diekirch, Koepp dit ne pas le connaître : « Cette personne ne nous a jamais contactés. » Ce lundi, le président de la fédération Horesca, l’inamovible Alain Rix, était l’invité sur RTL-Radio. (Selon le décompte réalisé par le Woxx, Rix était la personne la plus interviewée en 2020 sur la matinale de RTL, ex-aequo avec Lex Delles et Nicolas Buck.) Il y a quelques semaines encore, Rix lançait un ultimatum au gouvernement, menaçant d’appeler ses membres à ouvrir les restaurants et bars dès le 1er février. Ce lundi, Rix faisait un recalibrage de son discours qui prenait une tournure nettement plus conciliante et compréhensive (en dix minutes, le verbe « comprendre » tombera une demi-douzaine de fois) : « Nous sommes ceux qui misons sur le dialogue. On doit s’entendre avec le gouvernement. Si on se met à crier, on n’obtiendra rien. Cela ne nous est pas utile, cela ne nous aide pas. »

Le large-scale testing recueille des renseignements sur les catégories socio-professionnelles les plus touchées par le Covid-19. Il s’avère qu’entre mai et septembre 2020, « prevalence in the hospitality sector was significantly higher than in other sectors ». Le taux de participation aux tests restait, lui, très bas dans le secteur de l’horeca : Seulement 27,5 pour cent contre une moyenne nationale de 47,3. Malgré ces données, qui n’étaient officiellement publiées que le 4 décembre dans The Lancet, le gouvernement gardait les restaurants et bars ouverts jusqu’au 26 novembre, soit un mois de plus qu’en France, Allemagne et Belgique, alors que la deuxième vague s’abattait sur le pays.

Plutôt que d’exiger une réouverture immédiate, Rix plaide désormais pour une nouvelle augmentation des aides (lire page 8), et il réclame une perspective claire : « Dites-nous enfin quand on pourra recommencer, nondidjabel namol ! » L’Horesca semble avoir intégré l’idée qu’une réouverture des bars et restaurants serait vue comme une provocation par les pays voisins, et pourrait condamner le pays à l’enfermement et à l’asphyxie. Un « enjeu national », dit François Koepp, dont on mesurerait le poids : « Si nos frontières fermaient, alors tout tomberait à l’eau. Ce serait toute l’économie qui s’écroulerait. Plus personne ne toucherait rien : plus de chômage partiel, plus de 90 pour cent des coûts fixes remboursés... Rien. » Les représentants officiels du secteur semblent donc s’être résignés à une fermeture prolongée. Intégrés à la Chambre de commerce et les institutions tripartites, Rix et Koepp s’affichent staatstragend. Pour la Fedil et l’ABBL – des lobbys autrement plus puissantes que la petite Horesca et ses quatre permanents – la fermeture des cafés et restaurants ne constitue pas de ligne rouge. Leur souci central, c’est que les écoles et les frontières restent ouvertes, conditions nécessaires à ce que l’économie continue à tourner.

Rix et Koepp se font déborder par une partie de leur propre base, dont la colère est amplifiée par les réseaux sociaux. Ce phénomène classique de « désintermédiation » a propulsé de nouveaux acteurs sur le devant de la scène. Le 15 mars 2020, c’est-à-dire la veille du grand confinement, Giovanni Patri crée le groupe Facebook « Rescue Independents & Startups ». En quelques semaines, il va fédérer des milliers d’indépendants paniqués dans une communauté virtuelle. (Le nombre de membres du groupe plafonne actuellement à 7 800 personnes.) Très vite, Patri se profile comme contact privilégié des médias qui cherchent à citer quelqu’un « du terrain » parlant au nom des « indépendants ». En mars et en mai, une réunion avec le ministre de l’Économie et une autre avec celui des Classes moyennes crédibilisent son nouveau statut. Arrive enfin la consécration par la nation RTL : il est retenu parmi les dix finalistes du concours « Lëtzebuerger vum Joer 2020 ».

En 2015, l’ancien cadre dans l’industrie des fonds avait créé une start-up spécialisée dans la lutte contre l’usurpation d’identité. Il se voit désormais comme le porteur des doléances des petits patrons, et revendique une position officielle : « Je vais contacter les quatre plus grosses banques pour demander un tour de table [sur les loyers et prêts hypothécaires] », affirmait-il en mars dernier à Paperjam. Il y a quelques semaines, il expliquait à ses followers sur Facebook qu’il était « disposé à créer une task-force indépendante avec des représentants de tous les secteurs et des députés. » Puis, dans une lettre à Xavier Bettel, envoyée le 13 janvier et restée sans réponse, il se proposait comme futur « médiateur officiel entre les indépendants et le gouvernement ».

Décidément, l’Italo-Luxembourgeois qui a grandi à Steinfort se sent rempli d’une mission. Les communiqués portent son nom en en-tête, suivi de celui de l’Asbl, en caractères plus petits. Quand on l’interroge sur ce qui fonde sa légitimité et sa représentativité en-dehors de Facebook, Patri évoque les 700 adhérents, jusqu’ici non cotisants, que compterait son association. Pense-t-il entrer un jour en politique ? « Je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas, si les conditions sont réunies », répond-il. Politiquement, Giovanni Patri se décrit comme « un sarkozyste de base ». Instinctivement, il se serait donc senti « plus proche du DP ». Mais il a très mal digéré le refus récent du Premier ministre de le rencontrer. Le CSV, par contre, aurait « eu l’intelligence » d’accepter sa « main tendue à la politique ». À l’issue d’une entrevue avec le député Laurent Mosar, Patri publie donc illico un communiqué intitulé : « Alors que Bettel décline les appels à l’aide, le CSV écoute les indépendants ».

Patri dit avoir mis en place des garde-fous pour prévenir la dissémination de fausses informations dans les groupes qu’il administre sur Facebook. Très tôt, il décide que les milliers de membres n’auront pas tous droit d’y faire des publications. « Cela a fait mal, mais il fallait éviter les risques juridiques », dit-il. Dans la pratique, ce droit revient donc à Patri, et à lui tout seul. Ses posts, il les rédige en français, en luxembourgeois et en anglais. Quant aux commentaires douteux, plutôt que d’intervenir, il préfère laisser les théories conspirationnistes « mourir toutes seules ». Or, en avril, confronté à « des appels à la haine et au vandalisme », il désactive tous les commentaires durant 24 heures. Quelques jours plus tard, Patri expliquera au Tageblatt que, « d’après un sondage non-représentatif », 55 pour cent des membres de son groupe Facebook s’attendaient à devoir déclarer faillite dans les trois semaines à venir. (Au même moment, la fédération Horesca évoquait un scénario de quinze à vingt pour cent de faillites imminentes.) Ces pronostics alarmistes ne se réaliseront pas : Grâce à la perfusion étatique, le nombre de faillites en 2020 sera même inférieur à celui de 2019.

Aux yeux de Giovanni Patri, les organisations patronales « n’acceptent pas la nouvelle manière de communiquer », elles accuseraient une décennie de retard. Les fonctionnaires patronaux préfèrent en effet passer par leurs sites Internet, newsletters, magazines ou la « presse amie » (Maison moderne). Au combat de rue sur Facebook, ils privilégient les plateformes plus feutrées (Linked-
In) ou politico-politiques (Twitter). Face au Quotidien, Koepp estimait cette semaine que « les réseaux sociaux sont un moyen pour les gens de communiquer entre eux de manière privée et non de façon professionnelle ». Quant au directeur de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC), Nicolas Henckes, il ne croit pas que « Facebook soit nécessaire à l’efficacité de notre action » : « Cela peut très vite dégénérer. Les discussions tombent rapidement à un niveau intellectuel très bas. Nous préférons analyser les dossiers de nos membres à tête reposée. » Or, les petits patrons cherchent un exutoire à leur colère et une confirmation à leur indignation, et ils les trouvent sur Facebook.

Quand Robert Dennewald annonçait en 2019 qu’il sera désormais « le gilet jaune du patronat », la formule prêtait à rire : On voyait mal l’ancien président de la Fédération des industriels occuper un rond-point à Contern. Mais l’historien français Gérard Noiriel avait peut-être visé juste quand il analysait le mouvement des gilets jaunes comme « une revanche des classes populaires non-salariées ». Il rappelait l’existence de la « petite-bourgeoisie », des commerçants, patrons-ouvriers ou cafetiers dont le niveau de vie n’est souvent guère supérieur à celui des ouvriers qualifiés. Ce sont ces couches sociales qui, en l’an II de la pandémie, s’insurgent sur les réseaux sociaux et descendent dans les rues de Luxembourg.

Rongés par des semaines d’attente fébrile et hantés par la perspective d’un déclassement social, les restaurateurs se sentent comme les « oubliés » de la pandémie (d’Land du 15 janvier 2021). De nombreux petits patrons semblent dépassés par la paperasse administrative à remplir pour toucher aux aides. Giovanni Patri se voit comme traducteur des communiqués officiels du gouvernement en français simplifié : « Il y a des mots que les gens ne comprennent pas. Demandez donc à un pizzaïolo ce que le mot ‘éligibilité’ veut dire ». Sur les réseaux sociaux, les cafetiers critiquent alternativement la lenteur et l’acharnement administratifs. « Je vous jure que nous venons d’analyser un dossier où le cafetier aurait pu demander neuf aides, mais n’en a demandé qu’une », dit Koepp. À ses yeux, « le niveau de formation n’est souvent pas à la hauteur d’un dirigeant d’entreprise » : « Après cette crise, il faudra se poser la question de l’accès à la profession. On pourrait réfléchir à ce que les Autrichiens appellent une ‘Eignungsprüfung’ ».

Au bout d’une année d’appels indignés et de commentaires venimeux, Koepp n’en peut plus d’être « versäckelt a vernannt ». Il accuse certains cafetiers et restaurateurs de « trumpisme » : « S’ils avaient fait leurs devoirs à domicile, comme nous on les a faits à l’Horesca, on n’aurait pas les problèmes qu’on a aujourd’hui. Alors oui, il y a des cas particuliers, qui tombent entre les mailles du filet… Mais il s’agit tout au plus d’une centaine d’entreprises ! » Puis de se lancer dans une défense passionnée du ministère des Classes moyennes : « On voit les dates : Entre le moment où le dossier est déposé et le moment où l’aide est accordée, cinq jours s’écoulent. Après huit jours, l’argent se trouve sur le compte. C’est ça, la vérité ! »

Les lobbyistes patronaux aiment accuser les directions syndicales d’être éloignés « du terrain » et de ne pas être représentatifs. La pandémie leur renvoie ces critiques en pleine figure. « Ils ont perdu le contact avec la base à force de serrer les mains des ministres », s’insurgeait un restaurateur vis-à-vis du Land il y a deux semaines. Koepp et Rix ont quitté la profession depuis un certain moment déjà. (Le premier a vendu l’hôtel familial en 2006, le deuxième en 2012. Dans les deux cas, affirme Koepp, il aurait été financièrement impossible de racheter les parts des autres héritiers après la mort des parents.) La pandémie a rappelé au gouvernement l’intérêt politique des « corps intermédiaires » institutionnalisés : Avoir un interlocuteur unique et fiable, c’est pratique. Mais à condition qu’il soit respecté et suivi par ses membres. Les ministres peuvent alternativement choisir de recevoir les nouvelles stars Facebook et tenter de calmer la colère de leurs followers. Au risque de saper la légitimité des représentants établis, et de finir par se noyer dans la cacophonie.

Bernard Thomas
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