L’euro et le renminbi peinent à concurrencer la monnaie américaine dans les réserves des banques centrales

Indétrônable dollar

d'Lëtzebuerger Land vom 29.01.2021

Le temps n’est pas si lointain où les guides touristiques destinés aux voyageurs européens, surtout aux amateurs de destinations exotiques (une catégorie où les pays de l’est de l’Europe ont figuré jusqu’en 1989), recommandaient à leurs lecteurs de se munir de dollars, en coupures variées, pour régler leurs dépenses. Le billet vert était accepté aussi bien par le chauffeur de taxi de Mexico, le vendeur de tapis d’Istanbul ou l’hôtelier de Bangkok. Emporter des livres sterling ou des marks allemands pouvait être utile dans certains pays, mais quelle que soit la destination, il était inutile de s’encombrer de francs belges, luxembourgeois ou français, ou pire de lires italiennes ou de pesetas. Ce qui valait pour les touristes était encore plus vrai pour les transactions commerciales internationales des entreprises ou pour leurs projets d’investissement à l’étranger.

La fonction historique de « monnaie véhiculaire » du dollar a eu une conséquence assez logique : c’est que les banques centrales détiennent de longue date une partie importante de leur réserves (c’est-à-dire de leur épargne) dans cette devise. Les réserves servent en effet en priorité à approvisionner les agents économiques intérieurs en devises pour financer les importations et investir au-delà des frontières. Alors que la finance mondiale connaît des bouleversements constants depuis près de cinquante ans, cet aspect a très peu changé. Sur les quelque 180 monnaies nationales, seule une poignée est utilisée au niveau international pour les transactions, les investissements et la levée de capitaux sur les marchés financiers. Et parmi elles le dollar règne toujours en maître. En vingt ans, la seule nouveauté est que les touristes de la zone euro peuvent désormais emporter leurs billets, désormais reconnus et appréciés un peu partout dans le monde.

De fait si le montant des réserves de change des banques centrales a naturellement augmenté au fil du temps, leur composition est restée immuable, à telle enseigne qu’un récent rapport du FMI évoque une forme de « glaciation » ou de gel des positions. En 2020 la part de marché cumulée des quatre premières monnaies de réserve avoisinait 92 pour cent, le dollar à lui seul pesant près de 61 pour cent, loin devant l’euro (20,5 pour cent), la livre sterling (5,7 pour cent) et le yen (4,6 pour cent). Au moment de son apparition en 1999, l’euro représentait 17 pour cent des réserves mondiales et le dollar 69,3 pour cent. La monnaie européenne n’a gagné que trois points et demi, mais le plus étonnant est à chercher du côté de l’Asie : en dépit du rôle grandissant de la Chine dans l’économie mondiale, sa monnaie n’occupe encore qu’une place restreinte dans les transactions commerciales et financières mondiales. En effet le renminbi (CNY) ne représente aujourd’hui que deux pour cent des réserves mondiales, trente fois moins que le dollar !

Mais les auteurs du rapport du FMI pensent tout de même que la situation pourrait rapidement évoluer sous l’effet « des mutations géopolitiques, des révolutions technologiques et même de la pandémie de Covid-19 ». L’évolution de la finance internationale est un des facteurs qui pourraient changer la donne. En octobre 2020, le succès de l’émission obligataire de la Commission européenne a montré qu’il existe une demande potentielle de substituts aux obligations en dollars. Les propositions de souscription ont été treize fois supérieures à la demande de capitaux qui était pourtant de 17 milliards d’euros ! Les pays émergents et en développement pourraient également émettre davantage d’obligations dans les monnaies de pays tels que la Chine et ainsi contribuer à satisfaire des besoins de financement accrus. Les pratiques de facturation pourraient également changer. La pandémie et les récentes tensions commerciales entre grands pays ont mis en lumière la fragilité des chaînes logistiques. Plusieurs pays souhaitent mieux garantir leurs approvisionnements essentiels, en produisant davantage sur place, ce qui réduirait la demande de devises pour régler les importations. Parallèlement, on observe dans certaines régions du monde une volonté de développer des « échanges de proximité » ce qui pourrait diversifier la demande de monnaies. La signature le 15 novembre 2020 du Partenariat régional économique global en Asie-Pacifique (RCEP)— un accord de libre-échange entre quinze pays de la région — va dans le sens d’un élargissement du rôle des devises locales, qui ne représentent actuellement qu’une part très limitée des réserves internationales.

La crise du Covid-19 a montré que certains pays avaient adopté des mesures économiques et sanitaires solides afin de préserver leur potentiel de croissance : ils ont ainsi renforcé leur crédibilité et par là même la confiance en leurs monnaies, un élément fondamental pour emprunter sur les marchés dans leur propre devise. La pandémie a aussi accéléré les progrès des technologies financières et de paiement. La concurrence potentielle d’émetteurs privés tels que Diem (ex-Libra, le système de paiement de Facebook fondé sur la blockchain) a incité plusieurs grandes banques centrales à accélérer leurs travaux sur leurs monnaies numériques : les projets de la BCE et de la Banque populaire de Chine, pour ne citer qu’elles, auront comme conséquence une hausse de la demande d’euros et de yuans. Des plateformes technologiques de haute qualité pourraient également permettre à de nouvelles monnaies de faire leur trou et à contrebalancer un tant soit peu l’avance prise par les monnaies historiques.

Enfin, il faut garder à l’esprit que l’utilisation internationale des monnaies dépend de considérations stratégiques, relevant de la politique étrangère et de la sécurité. Pour éviter de subir les conséquences de tensions commerciales certains pays peuvent envisager de modifier la composition de leurs avoirs de réserve tandis que d’autres comme la Chine et même la Russie cherchent à développer le rôle international de leurs monnaies. Les auteurs sont sans illusion sur la portée de leur prévisions, déclarant « n’entrevoir aujourd’hui aucun signe de changement majeur dans la composition par monnaie des avoirs de réserve des banques centrales ». L’histoire leur donne raison : la suspension de la convertibilité du dollar en or il y aura bientôt cinquante ans, mettant fin au système monétaire international mis sur pied en 1944 par les accords de Bretton-Woods, puis son flottement à partir de 1973 n’avaient pas changé grand-chose à la place de la monnaie américaine.

Selon un document publié par la banque française Natixis (groupe BPCE), pour que le dollar perde son statut de monnaie de réserve, deux conditions doivent être réunies : « Que la détention de dette des États-Unis par les non-résidents soit de grande taille », mais aussi «< qu’il y ait une monnaie de réserve substituable ». La première condition est évidemment remplie. A l’été 2020 l’endettement public américain auprès de pays étrangers se montait à plus de 6 800 milliards de dollars, soit trente pour cent du total, dont un tiers aux mains du Japon et de la Chine. Mais la seconde, à savoir le fait qu’il existe une monnaie de réserve substituable au dollar, n’est pas près d’être satisfaite. Pour rivaliser avec le dollar, les devises concurrentes doivent proposer quelque chose qu’elles sont loin de posséder à ce jour : « des marchés financiers larges, profonds et ouverts au reste du monde, faisant la part belle à une dette étatique ou supra-étatique libellée dans la devise locale. » L’euro pourrait jouer ce rôle, grâce notamment à des marchés financiers européens plus ouverts que leurs homologues chinois, mais la question est davantage politique que technique. Plusieurs experts considèrent que l’accord européen du 21 juillet 2020 va dans le (bon) sens d’une intégration financière plus poussée, mais que « sans eurobonds, l’euro ne menacera jamais véritablement le dollar ». En effet tant que la dette publique américaine sera disponible en quantité aussi importante, permettant ainsi aux investisseurs institutionnels étrangers de stocker de la valeur dans le temps, aucune autre devise ne pourra faire concurrence au dollar. Mais pour le FMI le rythme très lent du changement au cours des dernières décennies n’est pas forcément représentatif de l’évolution future. Les tendances économiques et financières mondiales sont très incertaines, tout comme l’évolution de la situation géopolitique et technologique : les transformations à venir pourraient donc être plus rapides.

Georges Canto
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