Chroniques de la Cour

Accès limité

d'Lëtzebuerger Land vom 29.01.2021

Au milieu des années 2000, le Financial Times publie un dessin du cartoonist Nick Baker qui rencontre un franc succès. Des avocats l’accrochent au mur. À la Cour, il fait beaucoup rire. Et pourtant. On y voit un petit homme interloqué, une valise à la main sur laquelle est inscrit en gros « plaintiff ». Devant l’escalier surmonté d’un grand panneau « Cour de justice européenne », deux gendarmes à l’allure patibulaire l’attendent. L’un est silencieux, les bras croisés. L’autre, les mains sur les hanches, hurle « comment êtes-vous entré ici, vous ? ». Un dessin qui en dit plus long qu’un discours sur l’accès à la justice européenne… limité au point qu’un comité des Nations unies chargé de l’application de la convention d’Aarhus dont l’UE est signataire, estime que la Cour de justice et la Commission européenne agissent en violation de leurs obligations internationales. Rien de moins. Un accès très limité : le petit homme aurait dû être le CEO d’une entreprise à qui la Commission reproche une violation des règles de la concurrence, le représentant ou un proche d’un gouvernement voyou déchu, un terroriste à qui l’UE aurait gelé les avoirs financiers sur le sol européen, ou encore le représentant d’une entreprise impliquée dans un procès concernant une marque dont il est ou veut être propriétaire. Tous ont été « individualisés » par la lettre qu’ils ont reçue des autorités européennes. Tous les autres justiciables, ceux qui s’estiment lésés par des décisions de la Commission qui ont une portée générale, n’ont pas accès au prétoire européen. Des centaines de juristes ont écrit des milliers d’articles sur ce sujet, contrecarrés par une communication agressive de la Cour laquelle, sur tous les réseaux sociaux, explique que, chez elle, tout va bien dans le meilleur des mondes. Les justiciables qui se sont cassé les dents à Luxembourg sont nombreux. Tous les étudiants en droit connaissent ces arrêts. On cite par exemple Marie Thérèse Danielsson, une activiste qui contestait la décision de la Commission prise , disait-elle, en violation du Traité Euratom lors des essais nucléaires français à Mururoa. On peut y lire que « les prétendues conséquences néfastes des essais nucléaires » pour l’environnement ou pour la santé « vise toute la population », Danielsson n’était donc en rien « individualisée » par la décision de Bruxelles. Recours rejeté. Plus récemment, à propos du glyphosate, mauvais entre autres pour les abeilles, l’ONG allemande Mellifera contestait son utilisation pour encore cinq ans. Encore une décision de Bruxelles qui a une portée générale. Inattaquable à Luxembourg. Melifera est même condamnée à payer les frais d’avocat de la société Bayer, présente aux côtés de la Commission.

Alors que faire ? Depuis toujours, la Cour, avec le soutien de la Commission, maintient dans sa jurisprudence que l’UE fournit aux justiciables un système de protection juridictionnelle complet. Les décisions administratives européennes sont en général appliquées dans chaque pays par des mesures d’exécution. Il suffit d’attaquer celles-ci devant un tribunal national lequel posera une question préjudicielle à la CJUE, laquelle décidera si la décision de Bruxelles est valide ou non. Si elle ne l’est pas, la CJUE l’annule. Sauf que ce système est compliqué long et coûteux. Rien à voir avec un vrai recours : le juge national est libre d’envoyer ou non le dossier à Luxembourg. Aucun contrôle sur la procédure, sur le contenu des questions posées. Ensuite la réponse de la Cour européenne doit revenir, être interprétée à son tour, appliquée. Un avocat, Hugh Mercer, avait comparé le système préjudiciel d’interprétation du droit européen, dont la Cour est si fière, à l’Aktenversendung qui existait en Allemagne à partir du quinzième siècle. Devant une question épineuse, le juge envoyait le dossier aux universitaires pour avoir leur avis sur ladite question.

Avec la Convention d’Aarhus, les ONG environnementales espéraient que les choses allaient bouger. En 2008, le comité de l’ONU, chargé de son application, avait estimé que l’UE devait prévoir un vrai accès à la justice. Le lobby des ONG n’a pas cessé depuis. En novembre dernier, la Commission présente enfin un nouveau texte, de nouvelles modifications. Fureur des ONG. Certes il y a des modifications, mais le principe reste le même. À Noël, les ministres de l’Environnement, à la va-vite, approuvent alors qu’au même moment le comité des Nations-Unis publie un second avis rappelant l’UE à ses devoirs. En mai prochain, le dossier sera présenté au Parlement européen. Un parlement dont jusqu’à présent, la Cour n’a jamais eu à craindre les foudres. On verra. Alors certains se disent : la Cour a un budget qui approche le demi-milliard d’euros annuel. À ce prix-là, elle pourrait offrir un vrai tribunal administratif aux Européens, capable de traiter toutes les affaires et non pas celles de quelques privilégiés.

Dominique Seytre
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