Lundi, au premier étage du centre commercial Cloche d’Or. On ne peut pas manquer l’immense panneau « Food Corner » et les effluves de cuisine finissent de nous diriger vers cette zone. Un brouhaha multilingue insaisissable fait grimper les décibels : Il est 12h30, la plupart des enseignes affichent complet. Une quinzaine d’échoppes de restauration se disputent cette manne quotidienne que sont les employés des environs, les clients de la galerie marchande et ceux qui y travaillent, les élèves du Lycée Vauban voisin (quand ce ne sont pas les vacances scolaires), sans oublier les habitants de ce quartier en pleine croissance. Avec 6,5 millions de visiteurs en 2024, le monde afflue aux tables des restaurants. Le centre commercial n’a pourtant pas encore atteint l’objectif de onze millions de visiteurs annoncé lors l’ouverture.
À chaque restaurant sa spécialité, miroir des tendances culinaires du moment : burger, wok, sushis, pâtes, salades, grillades, crêpes, bowls ou glaces. Les cuisines du monde se côtoient, avec vue sur une armée de cuistots, poële et couteau à la main, qui s’affairent à cette heure de pointe. Chez My Line qui propose de la street food thaïe, les gens attendent devant les bornes de commande. Au comptoir, une employée appelle le 34. Un jeune homme en costume, badge autour du cou, se précipite pour attraper son plateau et va s’asseoir avec un collègue qui a déjà le sien. Le client 35 est hélé aussitôt. Lui, emporte sa commande dans un sac en papier. À côté, la crêperie Ar Preti propose un service à table comme dans un restaurant classique. Vacances scolaires obligent, les places sont surtout occupées par des familles avec des enfants.
Au bout de la zone Food Corner, seul le Bubblies bénéficie d’une vue vers l’extérieur. C’est ce qui attire Marylin, venue rejoindre sa fille employée chez un Big Four du quartier : « On a plus l’impression de manger dans un restaurant que dans un centre commercial. » Tout le contraire de Lucie et Elisa, quinze ans toutes les deux, qui font une pause pendant leur shopping. Elles viennent environ une fois par mois et varient les options culinaires pour peu que ça rentre dans leur budget : trente euros à deux en se partageant la boisson, « pour garder des sous pour les fringues ».
Outre les établissements avec leurs tables et les kiosques avec leur comptoir, deux espaces ont vu le jour récemment. Les clients s’y installent avec leurs repas achetés aux différents corners ou au supermarché au sous-sol. Cela répond à la vision emblématique des food courts où chacun va piocher dans une des échoppes selon ses envies. Karima et Georges bossent dans deux firmes différentes. Ils se retrouvent le temps du déjeuner, elle avec un bowl, lui avec des pâtes. « C’est plus cher qu’à la cantine, mais moins cher qu’au restaurant et le choix met tout le monde d’accord », dit-elle. L’argument du prix et de la diversité amène aussi Graziano qui travaille à Bonnevoie « à deux arrêts de tram, j’ai plus d’options ici ».
Les cuisines du monde à portée d’escalator, promettaient des premiers food courts apparus dans les années 1970 dans les centres commerciaux, d’abord aux États-Unis et en Asie, puis en Europe. L’objectif était alors d’offrir de la diversité, à coût réduit, pour un maximum de personnes, en un minimum de temps. Le concept a fait florès pendant une vingtaine d’année, avant de connaître un déclin au tournant du siècle. Des restaurants thaïs ou mexicains ouvraient dans les villes et l’exotisme faisait plus rêver. Mais surtout, le prix des emplacements croissant, les grandes chaînes de restauration (rapide) ont grignoté les espaces et les parts de marché. Leur l’omniprésence a fini par uniformiser et ringardiser l’offre.
Depuis une quinzaine d’années, les food courts, food halls et food markets (les termes sont à peu près équivalents) cherchent un nouveau souffle. Les nouveaux modèles s’adressent à un public urbain à la recherche de variété, de qualité et d’une expérience gastronomique sociale. Ils occupent généralement de très grands lieux, à la décoration étudiée, installés dans d’anciens entrepôts, des gares désaffectées, des hall industriels rénovés. Eataly à Turin (2004) et Time Out Market à Lisbonne (2014) ont ouvert la voie et toutes les grandes villes européennes ont fait de même. Mais pas Luxembourg.
Au Grand-Duché, les food courts se cantonnent aux centres commerciaux. Les promoteurs comptent sur l’« effet de halo » : Une offre de restauration et de boisson dense et vivante assure un trafic de visiteurs plus important et un temps de visite plus long. « Contrairement au télétravail et au commerce en ligne, le repas ne peut pas être dématérialisé. La restauration devient donc un vecteur de trafic et de flux clients », lit-on dans le média spécialisé Snacking. Il cite l’exemple de La Maquinista, à Barcelone où le réaménagement de l’offre alimentaire autour d’un espace commun a permis d’accroître la fréquentation des magasins de sept pour cent en journée et quatorze en soirée.
L’offre de restauration dans les centres commerciaux luxembourgeois suit différents modèles. Le plus courant consiste à installer les restaurants de manière plus ou moins disséminés dans les galeries. C’est le cas au City Concorde, à Auchan Kirchberg ou au Massen. À la Cloche d’Or, en revanche, les enseignes différentes sont rassemblées en un espace, avec chacune leur cuisine, leurs tables et leur personnel. On observe aussi un ensemble de corners aux noms et aux offres variés mais orchestrés par un seul exploitant comme le fait le groupe La Varenne dans les Knauf à Pommerloch et Schmiede. Dans tous les cas, le business model consiste à maximiser les flux en servant vite pour éviter les files et faire tourner les tables. Le but est de générer des économies d’échelle en mutualisant les charges comme le personnel d’entretien et de sécurité, le wifi, les sanitaires, la communication ou l’événementiel. Les codes de la restauration rapide, alliés à des avancées technologiques permettent de fluidifier le trafic, notamment à la prise de commande, via des écrans tactiles ou à travers les smartphones, économies de personnel à la clé.
Ouvert à l’été 2023, le G.A.N.G (acronyme de Générosité, Amour, Nourriture et Goût que personne n’utilise) à la Belle Étoile obéit à une logique hybride. Il abrite, sur 2 000 m2, deux restaurants selon la conception classique du terme, un bar et un food hall proposant diverses cuisines et spécialités : pizza, rôtisserie, asiatique, burger, salade et dessert. « L’idée de départ était de présenter nos différentes enseignes en un endroit », se souvient Stéphanie Jauquet, initiatrice du projet aux côtés de Salvatore Barberio. Elle aurait implanté Um plateau, Tempo, Cocottes et La Barraque (à frites), lui le Grand Café. Des calculs de potentiel de remplissage, de cannibalisation mutuelle et de coût de l’énergie les ont détournés de leur idée première pour ne garder que le Grand Café et le Specto (héritier du Tempo) et se partager le reste avec plusieurs stations de cuisine. « Avec ces trois entités, nous proposons trois concepts, trois expériences et trois niveaux de prix différents », résume l’entrepreneuse. Elle ne détaille cependant pas le niveau des tickets moyens.
Au centre du dispositif se trouvent 220 places assises qu’entourent les différents espaces de fabrication. La carte présente l’ensemble des menus avec les différents types de cuisine, les commandes s’effectuent par téléphone ou sur une borne, puis dispatchées vers les différents îlots de cuisine. Le client paie se immédiatement. Des serveurs apportent les plats au fur et à mesure de leur préparation, « mais on essaye que tout soit prêt en même temps ». Commande en ligne et service à table, une approche mixte destinée à rassurer les clients de ce centre commercial réputé plus traditionnel. Raison pour laquelle les plats sont servis dans de vraies assiettes (en métal) avec des vrais couverts et pas dans des boites en carton avec des couverts en bois, comme on les voit s’accumuler dans les poubelles ailleurs. Plus de plonge, mais moins de déchets.
« Par rapport à un restaurant classique, le principal enjeu d’un food court est la rapidité et la gestion de nombreuses recettes », indique Stéphanie Jauquet. Pour gagner de temps et de la place, une grande partie des recettes sont préparées dans la cuisine centrale de Cocottes à Graas, Si plusieurs fonctions sont partagées (service, nettoyage, administration…), chaque corner a son personnel attitré. Une soixantaine de personnes travaillent au G.A.N.G.
Les clients du centre commercial représentent le gros des troupes, mais la présence du personnel des magasins n’est pas négligeable. Les repas plus « business » se tiennent plutôt au Specto. « Les restaurants de la galerie comme Namur, Schnéckert ou McDo, n’ont pas perdu de monde avec notre arrivée. Nous avons attiré ou retenu une nouvelle clientèle », se félicite la patronne. Elle note un pic de fréquentation évident les midis, mais aussi en fin de journée pour les apéros entre collègues et toute la journée les samedis. Stéphanie Jauquet remarque aussi un engouement pour les événements et animations comme des promotions ponctuelles (pizza à volonté, happy hour), les ateliers ou les soirées thématiques. « Au vu de l’offre dans les différents centres, il est indispensable de créer l’événement pour se démarquer. On ne peut plus seulement être un lieu où manger. »
Dans les mois à venir l’offre va s’étoffer. D’abord avec le nouveau food hall promis en juin (déjà attendu depuis un an) au Belval Plaza : quatre restaurants, un bar, une salle de 360 places assises. Puis, à Winckrange, le paquebot Gridx, gros bébé du groupe Giorgetti, ouvrira ses 2 600 m2 dédiés à la restauration en septembre. Une brasserie traditionnelle de 115 places est annoncée, en plus d’un food hall de 450 places qui regroupera des îlots de types de cuisines différentes. Le tout sera opéré « forcément » par Concept Partners, « qui fait partie du groupe Giorgetti », justifie Stéphanie Schleich, responsable marketing et communication.
« Le projet se rapproche vraiment d’un food hall, avec seize corners autour de produits spécifiques », détaille Marc Fusenig, managing director de Concept Partners. Il cite en exemple Fox à Bruxelles ou La Felicità à Paris pour la diversité, la facilité d’usage et l’attention à l’ambiance. Marc Fusenig liste les spécialités incontournables (burger, pizza, bowls, glaces), mais aussi des produits plus « trendy » comme les ramen, les pho, les tacos, les focaccia ou les grillades au barbecue. Il espère aussi se démarquer avec des propositions temporaires : collaborations avec des chefs invités, mois thématiques ou tests de nouvelles recettes. Les clients passeront leurs commandes sur le téléphone et seront avertis par SMS pour récupérer leurs plats. « Il n’y aura pas de service à table, mais du personnel pour débarrasser. » À terme, 90 employés sont prévus pour la production, en particulier dans la cuisine centrale attenante où tout sera préparé. « Les îlots visibles par les clients sont des cuisines de finition et d’envoi », précise le managing director.
Chez Gridx, comme chez Concept Partners, on ne parle pas de centre commercial. Les promoteurs voient l’endroit comme « une destination » et ressassent le terme « expérience ». « Le food hall va susciter une fréquentation en dehors du shopping qui vient pour l’offre spécifique des restaurants », espère la chargée de communication. Elle fait valoir les 1 500 employés qui, à terme, travailleront sur le site, les clients de l’hôtel qui y prendront au moins leur petit-déjeuner et les événements prévus sur place, « sans compter les gens qui travaillent à Esch ou à Leudelange ». Les horaires d’ouverture sont encore en discussion et seront affinées avec l’expérience : « On n’ouvrira pas tout, tout le temps »
Les grandes ambitions de Gridx reposent donc en partie sur la restauration. En retour, Concept Partners compte sur l’imposant projet pour diversifier son activité. Le public sera juge.