Donald Trump n’est pas homme à expliquer le pourquoi de ses incessants revirements sur les sujets les plus divers. S’il le fait, même du bout des lèvres ou de manière contournée, c’est que l’alerte a été chaude, très chaude même. Elle s’est bien produite dans les premiers jours d’avril, mais ce n’est pas celle que l’on croit. Le mercredi 9 avril, à peine une semaine après le Liberation Day, marqué par l’annonce d’une impressionnante série de hausses de droits de douane, le président américain décidait une pause de trois mois dans leur application à l’ensemble du monde, sauf à la Chine qui en repris une dose à cette occasion.
L’opinion générale était alors que Trump avait rétropédalé pour enrayer la chute brutale des cours sur le marché des actions. Or c’est surtout celui des obligations d’État, « un marché compliqué », selon lui, qu’il s’agissait de rassurer avant une catastrophe imminente. « Les gens commençaient à faire n’importe quoi, ils devenaient surexcités, un peu effrayés », a-t-il déclaré dans son langage nuancé, sans citer ceux à qui il faisait allusion : les innombrables créanciers de l’État fédéral, connus sous le nom de « justiciers obligataires » (bond vigilantes). C’est bien à eux que le président a fini par céder en prononçant un moratoire sur les tariffs auxquels il tient tant.
Depuis plusieurs semaines, les prêteurs se faisaient tirer l’oreille pour souscrire de nouvelles émissions de bons du Trésor américain, qui font habituellement office de valeurs-refuges, et pis encore certains ont commencé à se délester, avant leur échéance, des T-bonds qu’ils détiennent en portefeuille. Les États-Unis sont très endettés, à hauteur de 36 200 milliards de dollars (123 pour cent du PIB), un montant qui a augmenté de moitié en cinq ans et qui représente plus du tiers de la dette publique mondiale. Cette situation rend le Trésor public très dépendant du bon vouloir de ses créanciers. Bien que le pays soit très solvable et son risque de défaut quasiment nul (il obtient toujours le rating AAA chez Moody’s) le moindre doute peut déstabiliser le marché des obligations.
C’est ce qui s’est produit dès le début de l’automne 2024 quand la perspective d’une victoire de Donald Trump a sapé la confiance des investisseurs dans la stabilité économique des États-Unis. Ainsi les taux de obligations d’État à dix ans sont passés de 3,6 pour cent mi-septembre 2024 à 4,8 pour cent début janvier 2025. La même histoire s’est répétée début avril avec l’annonce des nouveaux droits de douane, mais de manière plus brutale. En l’espace de deux jours s’est produite, sur les taux à dix ans, une hausse d’une ampleur inédite depuis mars 2020, début de la crise du Covid-19. Sur les taux à trente ans c’était du jamais vu depuis 1990 !
Les nouvelles émissions (marché primaire) qui servent en grande partie à rembourser les titres arrivant à échéance, sont toujours soutenues car en 2025 ce sont quelque 7 400 milliards de dollars de dette qui devront être refinancés soit un cinquième du total, et à nouveau 9 000 milliards en 2026. Entre janvier et mars, 600 milliards ont été émis, soit huit pour cent de plus qu’à la même période de 2024. Mais les prêteurs exigent désormais une « prime de risque » supérieure, donc des taux plus élevés pour accepter d’engranger de nouveaux T-Bonds. Ce fut le cas début avril lorsque le Trésor a dû consentir à payer 4,43 pour cent pour le placement de 39 milliards de dollars auprès des institutionnels intervenant sur le marché primaire, qui fonctionne par appel d’offres.
Par ailleurs, une vague de cessions a déferlé sur le marché secondaire où s’échangent les T-bonds avant leur échéance, faisant baisser leurs cours. Or la vente d’une obligation à un prix inférieur à celui auquel elle a été émise fait mécaniquement croître son rendement : ainsi début avril les rendements des bons du Trésor à dix ans ont fortement augmenté, passant de 4 pour cent à près de 4,6 pour cent en deux jours. La hausse des taux obligataires a plusieurs effets délétères. L’augmentation de la charge de remboursement des T-bonds alourdit un déficit public annuel déjà énorme (1 700 milliards de dollars, soit plus de six pour cent du PIB) et donc la dette totale. Par ailleurs, les taux des T-Bonds à dix ans sont classiquement des « taux directeurs » pour les crédits immobiliers aux ménages et pour les crédits d’équipement aux entreprises, et leur hausse pourrait impacter négativement les projets d’investissements.
Mais, malgré les apparences, le problème crucial est ailleurs. Les créanciers des États-Unis sont, pour une partie significative, des acteurs financiers étrangers (plus précisément non-résidents). Ils détiennent un quart de la dette fédérale totale. Huit pays trustent la moitié de cette part, le Japon arrivant largement en tête (1 100 milliards de dollars à fin 2024) devant la Chine et le Royaume-Uni à peu près à égalité aux environs de 770 milliards. Mais il est notoire que la Chine investit beaucoup au travers de fonds domiciliés au Luxembourg et en Irlande (pays qui pointent respectivement à la quatrième et à la septième place, avec 397 milliards et 338 milliards) de sorte que le pays de Xi Jinping est en réalité, très probablement, en tête des détenteurs de T-bonds. Le Japon et la Chine ont été montrés du doigt comme responsables de la vague de ventes de T-bonds début avril.
Si le Japon reste un allié (quelque peu malmené, comme tous les autres), la Chine, compte tenu de l’état actuel de ses relations commerciales et politiques avec les États-Unis, dispose à l’évidence de moyens de pression qui vont bien au-delà de représailles douanières. Les optimistes se rassurent en observant qu’ils demeurent quand même limités, les créanciers chinois ne pesant qu’environ trois pour cent du total de la dette, alors que la Fed à elle seule en contrôle treize pour cent. Si la menace plus ou moins voilée de la Chine de vendre ses obligations d’État n’est pas réellement prise au sérieux par la Maison-Blanche, il en va tout autrement de celles des bond vigilantes américains, alarmés par la dégradation de la situation économique. On a même vu certains élus républicains, dont plusieurs proches de Trump, s’alléger en T-bonds, ce qui ressort de leurs déclarations (obligatoires) de transactions sur les marchés financiers.
Une nouvelle vague de cessions, plus durable que celle survenue début avril, ferait augmenter les taux à des niveaux insupportables pour les finances publiques aux États-Unis mais aussi par contagion dans les autres pays. La baisse de valeur des T-bonds en circulation appauvrit leurs détenteurs, particuliers, entreprises, fonds de pension et établissements financiers de toute nature. Le secteur bancaire est particulièrement exposé à des pertes importantes sur les portefeuilles obligataires, deux ans à peine après avoir connu, à la même époque de l’année, trois faillites retentissantes, dont celle de la Silicon Valley Bank.
Ce qui s’est passé outre-Atlantique, où le taux des T-bonds à dix ans restent tendus depuis le « coup de tabac » du 9 avril (4,3 pour cent le 16 avril), n’a pas échappé à certains États européens dont la situation est comparable à celle des États-Unis, et même parfois plus grave. Et les soubresauts sur le marché de la dette les affectent également. La détente observée mi-avril sur le marché obligataire reste soumise à la versatilité de Donald Trump mais surtout aux résultats de l’économie américaine pendant les trois mois de moratoire sur les droits de douane. Avant même leur éventuel retour début juillet, une dégradation de la conjoncture entamerait encore davantage la confiance et découragerait des investisseurs déjà bien échaudés.