Cinémasteak

Citizen Welles

d'Lëtzebuerger Land du 29.01.2021

Il est toujours agréable de réviser ses classiques sur grand écran. La Cinémathèque de Luxembourg nous le permet avec Citizen Kane (1941), le premier long-métrage d’Orson Welles (1915-1985) qui passe pour être l’un des « meilleurs films de tous les temps ». Il est vrai qu’à cette époque Citizen Kane était un aérolithe venu dépoussiérer les conventions du cinéma classique : par la virtuosité et la vélocité de ses mouvements de caméra, par son usage narratif inédit de la profondeur de champ et ses angles de vue insolites, comme par son éclairage en contre-jour et son montage où s’enchevêtrent les surimpressions... Autant d’apports que l’on doit à un jeune homme qui détient, à 25 ans à peine, des moyens de production exceptionnels à Hollywood. La R.K.O. (Radio Keith Orpheum), avec laquelle Welles signera ensuite The Magnificient Ambersons (1942), est la seule major company à accepter les conditions du jeune prodige qui souhaite garder la main sur ses créations. Le 21 août 1939, un contrat est signé, garantissant à Welles d’être à la fois producteur et réalisateur. En plus d’être l’acteur principal de Citizen Kane, il en sera aussi le scénariste au côté de Herman J. Mankiewicz, le frérot du réalisateur d’All about Eve (1950). Le rêve ultime, aujourd’hui encore, de la plupart des jeunes qui se destinent à la profession.

Dès les premières secondes est esquissé un décor fantastique. Se dresse le château de Xanadu, hanté par la voix caverneuse de son propriétaire d’où s’échappe du bout des lèvres l’énigme du film, ou plutôt de toute une vie : « Rosebud ». Soit l’équivalent du « Silencio » de Mulholland Drive (2001, David Lynch). Ainsi débute paradoxalement Citizen Kane : par la fin, par la finitude de son protagoniste, Charles Foster Kane, sur le modèle de La mort d’Ivan Ilitch (1886) de Tolstoï. La suite se fera par flash-back, jusqu’à ce que le terme du récit finisse par coïncider avec son commencement, dans un effet de boucle dont le spectateur recueille l’ultime enseignement philosophique. Reste à présent à élucider l’énigme, nommée dans une dernière expiration. Pour cela, le récit biographique prend une forme double : il s’agit à la fois d’une enquête journalistique, assortie d’actualités filmées et d’entretiens de celles et ceux qui ont fréquenté le magnat de la presse. Mais aussi d’une quête existentielle, ponctuée d’interrogations quant à la personnalité et à l’identité d’un homme puissant qui termine sa vie misérablement isolé et reclus d’un monde dont il a voulu autrefois être le maître. On retrouve cette dualité jusque dans la portée biographique du film : on peut y reconnaître le portrait de William Randolph Hearst (1863-1951), qui essaya d’interdire la sortie en salles du film en 1941, autant que celui d’Orson Welles dont les aspirations de jeunesse ont été contrecarrées par la machine hollywoodienne. Il est vertigineux de constater combien le cinéaste américain s’est par la suite identifié à son personnage, cultivant avec ironie et désespoir son statut de star déchue. Étrangement, Citizen Kane est devenu rétrospectivement autobiographique, la prémonition d’un destin et d’une ambition avortée.

Que reste-t-il alors à un homme qui a tout perdu – les honneurs, les idéaux, sa femme, ses amis ? Contrairement aux antiquités amassées dans le palais de Xanadou, les souvenirs sont peut-être la seule partie inviolable de l’homme. Il faut voir au terme du film le vieux Charles Foster Kane disparaître sous le regard de ses domestiques et glisser, dans la poche de sa veste, la boule à neige qui renferme le « rosebud » de l’enfance. De cet objet si kitsch, Welles parvient à faire ressortir toute la tragédie d’une existence.

Citizen Kane (USA, vostf, 119’) sera présenté dimanche 31 janvier à 19h, Cinémathèque de la Ville de Luxembourg

Loïc Millot
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