Un entretien avec Algirdas Šemeta, Commissaire européen pour la fiscalité, sur la taxe financière

« Il est temps de hisser le dossier au niveau politique »

d'Lëtzebuerger Land du 04.10.2013

La crise économique a remis au goût du jour la question de la coordination fiscale en Europe. Mais où en est-on exactement ? Algirdas Šemeta, le commissaire européen à la fiscalité, brosse un tableau de la situation.

d’Lëtzebuerger Land : La Commission européenne sera renouvelée en 2014. Seriez-vous partant pour un deuxième mandat de commissaire ?

Algirdas Šemeta : Il est prématuré d’en parler ; cela ne dépend pas que de moi. Ceci dit, je suis un Européen convaincu et je suis très fier d’avoir pu contribuer à certains changements majeurs, ces dernières années. En particulier, les dossiers fiscaux ont été placés au sommet de l’agenda de l’Union.

Vous avez toujours mené un combat acharné contre le secret bancaire. Et votre pugnacité n’est pas toujours appréciée, dans certains pays. Le moral reste-t-il bon ?

Je me suis toujours battu en faveur de l’équité fiscale. C’est particulièrement important en période de crise économique : si, dans un pays, on permet aux épargnants ou à des entreprises d’échapper au fisc, cela se retourne automatiquement contre les autres. Ce n’est pas juste. Donc, j’estime remplir mon rôle. Le moral est excellent.

N’êtes-vous pas découragé, quand même, par tous les chausse-trappes auxquels vous êtes confronté, dans le secteur de la fiscalité ? Le service juridique du Conseil a récemment remis en cause la légalité d’un élément fondamental de la proposition de taxe sur les transactions financières (TTF) que vous avez faite : le principe d’une taxation sur base du lieu de résidence.

Toute négociation, dans le domaine fiscal, nécessite beaucoup de patience, dans l’UE. Je n’ai jamais cru que les négociations sur la TTF seraient faciles. Mais elles progressent. Et je demeure très confiant. L’opinion du service juridique du Conseil n’est pas contraignante et ne concerne qu’un point de notre proposition qui, j’en suis sûr, respecte entièrement les traités européens – notre propre service juridique l’affirme.

Ne craignez-vous pas que ce couac apporte malgré tout de l’eau au moulin à tous ceux qui, y compris au sein du clan des onze pays qui s’étaient déclarés déterminés à mettre en œuvre une coopération renforcée sur la TTF, veulent sinon couler le projet, du moins fortement l’édulcorer ?

Plusieurs ministres des Finances du groupe des Onze ont très récemment réaffirmé leur volonté de parvenir à un accord sur la TTF, ce qui me rassure. Bien sûr, il faut faire preuve de réalisme : des compromis devront être trouvés. Le Parlement européen a tracé de bonnes pistes qu’on pourrait suivre, dans ce contexte.

Espérez-vous toujours un accord sur la TTF avant la fin de l’année ?

On a achevé en septembre la première lecture du texte au niveau technique. Il est temps, maintenant, de hisser le dossier au niveau politique, là où les compromis devront nécessairement être faits. Je crois toujours qu’on peut y arriver avant la fin de 2013.

Autre dossier sensible – et problématique : le projet d’instaurer dans l’Union une « Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés » (Accis). On a l’impression qu’il n’avance pas du tout. Votre opinion ?

Détrompez-vous : un énorme travail a déjà été abattu au niveau technique. Ici aussi, il est vraiment temps de faire monter le dossier au niveau politique, car nous devrons évidemment procéder à des arbitrages. En attendant, les états sont bien conscients du double avantage de l’Accis : d’une part, son instauration permettra de lutter plus efficacement contre l’évitement fiscal ; d’autre part, les entreprises bénéficieront elles-mêmes d’une simplification du système fiscal européen.

Quand espérez-vous un accord des 28 sur ce thème ?

J’en ai déjà discuté avec Athènes : ce dossier constituera une priorité de la présidence grecque de l’Union, au cours du premier semestre de 2014.

La marche vers la transparence fiscale semble plus rapide. L’UE s’est réjouie des avancées réalisées au sein du G20. Mais en même temps, d’aucuns redoutent que la nouvelle norme internationale sur l’échange automatique d’informations que l’OCDE a été chargée de définir ne soit pas compatible avec la sienne, en matière de champ d’application et sur le plan technique. Comment éviter ce piège ?

L’Union et le G20 ne se livrent pas une compétition ! Nous sommes tous d’accord pour faire de l’échange automatique d’informations la nouvelle norme mondiale. L’UE, qui dispose d’une grande expertise en la matière, a joué un rôle très important dans cette décision. Nous sommes convenus de développer un standard unique, que l’OCDE définira en février 2014. Nous devrons veiller à assurer son application homogène dans le monde entier, mais tout en évitant de soumettre les entreprises et les administrations fiscales à une surcharge administrative excessive. C’est à ce niveau qu’une certaine souplesse sera peut-être requise. Il y a des normes, notamment en matière de technologies de l’information, qui pourraient être spécifiques à certaines régions du monde.

Ne conviendrait-il pas de fusionner les directives sur la fiscalité de l’épargne et la coopération administrative en matière fiscale, afin d’homogénéiser les pratiques européennes en matière d’échange d’informations ? Cela ne donnerait-il pas plus de poids à l’UE face aux États-Unis et à leur Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca) ?

Je ne pense pas, car cela retarderait tout le processus de prise de décision au sein de l’UE. Si nos propositions d’étendre le champ d’application des deux directives sont adoptées, l’Union disposera du système d’échange automatique le plus vaste du monde.

Les pays du G20 ont affiché leur intention d’appliquer à la fin de 2015 le nouveau standard international. Pourrait-on aller plus vite au sein de l’UE ?

Je n’y vois aucun obstacle, en principe. Les chefs d’État ou de gouvernement des 28 ont donné instruction aux ministres des Finances de trouver avant la fin de 2013 un accord sur l’extension du champ d’application de la directive sur la fiscalité de l’épargne, sans poser de « conditionnalité externe » – en clair : il n’est pas question d’attendre que certains pays, la Suisse en particulier, suivent notre exemple pour avancer. Et la Commission suggère d’appliquer dès le 1er janvier 2015 les modifications qu’elle a proposé d’apporter à la directive sur la coopération administrative. Si nécessaire, on pourra bien sûr ajuster ces calendriers.

Vous parliez de conditionnalité externe. L’Union essaie précisément d’accroître sa masse critique sur la scène internationale en renégociant les accords sur la fiscalité de l’épargne qu’elle a conclus avec la Suisse, le Liechtenstein, Andorre, Saint-Marin et Monaco. Quel bilan tirez-vous des visites que vous avez effectuées cet été dans ces cinq pays ?

Il est devenu évident qu’ils sont désormais prêts à négocier sur l’échange automatique, ce qui aurait été inimaginable il y a quelques années. On devrait aller vite, avec ces pays. Il n’y a aucune raison que la Suisse, notre plus proche voisin, refuse de faire rapidement à l’Union des concessions semblables à celles qu’elle a faites aux États-Unis, dans le cadre du Fatca (ndlr. : le gouvernement suisse devrait adopter le 9 octobre un projet de mandat de renégociation de l’accord sur la fiscalité de l’épargne qui la lie depuis 2004 à l’UE).

La Suisse et Monaco réclament ouvertement des contreparties. Parmi elles, un meilleur accès au marché européen des services financiers. L’Union devra-t-elle obligatoirement lâcher du lest ?

La Suisse a-t-elle obtenu des contreparties des États-Unis, à l’issue des négociations sur le Fatca ? Je ne pense pas. J’établis une distinction claire entre les futures négociations sectorielles sur la fiscalité et le développement global de nos relations, qui est souhaitable. On peut imaginer d’ouvrir plus largement l’accès du marché intérieur, mais à condition que soit renforcée en parallèle la dimension institutionnelle de nos relations avec la Suisse. La position de l’UE est très claire à ce sujet.

La lutte contre la planification fiscale agressive des multinationales est également devenue une priorité, tant au niveau de l’UE qu’à celui de l’OCDE. Là aussi, ne risque-t-on pas d’assister à une confrontation des idées et des politiques ?

La Commission a publié une recommandation sur la planification fiscale agressive. Parallèlement, nous travaillons étroitement avec l’OCDE sur le plan d’action concernant l’érosion de la base fiscale et le transfert des bénéfices des entreprises (Beps) qu’elle met au point. Nous poursuivons tous un objectif commun : faire en sorte que les multinationales paient des impôts là où elles exercent effectivement leurs activités. Il n’y a pas de contradiction. La Commission, par exemple, va bientôt proposer de réviser la directive « mère/fille ».

Plus largement, la Commission s’évertue à mettre fin à la concurrence fiscale dommageable que se livrent les États membres de l’UE dans le domaine de la fiscalité des entreprises. De nouvelles initiatives vont-elles être prises, alors que les travaux du groupe « code de conduite » semblent marquer le pas ?

C’est vrai : il serait sans doute utile d’étendre le champ d’application des travaux du groupe qui est chargé de piloter ce code, intergouvernemental. Mais cela n’enlève rien à ses mérites : plus de 400 pratiques jugées dommageables pour la concurrence ont déjà été abolies dans l’UE. Et il examine actuellement des dossiers très délicats, tels que celui des patent boxes, dans le domaine des droits de propriété intellectuelle. Parallèlement, les leaders des 28 nous ont explicitement demandé d’utiliser tous les instruments disponibles en vue de réduire la concurrence fiscale dommageable. La Commission a déjà demandé des explications à certains États membres sur leurs régimes de ruling fiscal (dont le Luxembourg, ndlr.), qui sont susceptibles de fausser la concurrence au sein de l’UE.

Vous avez également engagé des discussions avec la Suisse, dans ce domaine. Comment évoluent-elles ?

Le gouvernement suisse s’est engagé à modifier ou démanteler certains régimes fiscaux, notamment cantonaux, qui nous posent problème. Le dossier évolue donc de façon très positive. Selon nos informations, un nouveau rapport sera établi, par Berne, à la fin de 2013. Sur cette base, nous devrons très vite nous entendre sur un calendrier de mise en œuvre. C’est très important ; on ne va pas laisser traîner éternellement cette affaire.

Tout autre chose : un rapport que vous avez commandé évalue à près de 200 milliards d’euros en 2011 le « trou de TVA » que les États ne parviennent pas à combler. Mauvaise nouvelle pour eux, bonne nouvelle pour vous ?

Je ne suis pas surpris. Ce rapport confirme que les priorités que la Commission a fixées – renforcer la lutte contre la fraude, inciter les États à moderniser leurs systèmes de collecte de l’impôt en vue d’accroître leurs revenus, etc. – sont bonnes. Ceci dit, depuis 2011, des progrès ont été accomplis. Les 28 se sont enfin entendus pour créer un mécanisme de réaction rapide à la fraude à la TVA, entre autres. Mais il y a encore du pain sur la planche.

Tanguy Verhoosel
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