Sur les traces de Carlo Hemmer en Turquie

L’émerveillement du voyageur et les préjugés de classe

d'Lëtzebuerger Land du 01.05.2020

L’Europe a un problème turc. En fait, il serait plus correct d’écrire que de nombreux Européens ont un problème avec l’image qu’ils se font de la Turquie. Bien entendu, il faudrait parler d’images au pluriel. Dans un tel contexte, les récits de voyageurs en Turquie sont souvent plus révélateurs des centres d’intérêt et parfois des obsessions de leurs auteurs que des réalités du pays qu’ils visitent. C’est pour cela que le Türkischer Reisebericht que le fondateur du Lëtzebuerger Land, Carlo Hemmer (1913-1988) publia en 1966 mérite que l’on s’y attarde. Certes ce récit de voyage perpétue de nombreux clichés courants sur la Turquie et l’islam, mais il propose aussi les prémices d’une réflexion qui permet de les remettre en question.

Dès les premières pages de ses notes de voyage, l’auteur se rend bien vite compte que le monde musulman est loin d’être uniforme. Indirectement, il suggère que l’on ne peut comprendre la Turquie en l’interprétant dans le cadre de ce qui est, somme toute, une fiction de l’esprit. Lors de son premier contact avec des villageois turcs, non loin de la frontière bulgare, il reconnaît que c’est en vain qu’il essaie d’entendre la salutation islamique salam alaïkum : « Ihre Grüße äußerten sie in knappen Gebärden und unverständlichen Worten, aus denen wir vergeblich ein ‘Salem aleikum’ herauszuhören versuchten. » Quelques lignes plus loin, alors qu’il évoque les foulards noirs que portent les villageoises en Thrace orientale, il note qu’il s’agit des mêmes vêtements portés par les femmes partout en Méditerranée : en Corse, en Sardaigne, en Calabre, dans certaines régions de Grèce, d’Espagne et de ce qui s’appelait encore la Yougoslavie. Ainsi Hemmer désorientalise la Turquie en quelques phrases et nous invite à la voir autrement.

Mais ces moments de lucidité ne sont que de courte durée et bien vite l’auteur succombe à la tentation des clichés orientalistes lors de son beau voyage qui le mène à Edirne, Istanbul, Bursa, Bergama, Efes, Pamukkale, Antalya, Manavgat, Konya et puis en Cappadoce, selon un itinéraire aujourd’hui bien connu des amateurs de voyages organisés. Toutefois, ce grand voyageur devant l’éternel que fut Carlo Hemmer visita la Turquie à une époque où le tourisme de masse n’en était qu’à ses début. Le nombre de touristes étrangers qui visitèrent la Turquie en 1963 tournait autour de 200 000 personnes, alors que l’année dernière ils furent près de 43 millions.

À plusieurs reprises, l’auteur est tenté par des comparaisons avec le Maroc, une terre qui pourtant ne fut jamais ottomane. Toutefois, il est sans doute conscient qu’intellectuellement il fait fausse route. Déjà à Edirne, il reconnaît que l’islam est pluriel : « [Es] gibt verschiedene Grade mohammedanischer Orthodoxie, und die Türkei gehört offensichtlich nicht zu der strengen Observanz. » Ainsi donc tout au long de son voyage, il semble divisé entre ses attentes par rapport à ses préconceptions sur la Turquie et le « monde musulman » et ce qu’il peut observer sur le terrain et qui souvent ne correspond pas aux idées reçues. Certes, lui aussi contribue à leur perpétuation. Par exemple, il évoque le stéréotype du « sultan cruel » qui aurait fait exécuter 30 000 janissaires sur la place de l’Hippodrome à Sultanahmet à Istanbul en 1826. Il est indéniable que le démantèlement de l’armée des janissaires par Mahmoud II fut d’une grande violence, mais une telle exécution de masse n’eut jamais lieu. Le sultan fit toutefois bombarder leur caserne.

Or l’Hippodrome aurait pu permettre à notre auteur d’évoquer d’autres évènements qui auraient mis à mal certaines de ces préconceptions. Lui qui souligne à de nombreuses reprises l’absence des femmes de la vie publique aurait certainement été intrigué par le fait que c’est sur cette même place que la romancière Halide Edip (1884-1964) lança son fameux appel à la résistance nationale après l’occupation de ce qui allait devenir la Turquie moderne à la fin de la Première Guerre mondiale. Cette même Halide Edip s’était aussi opposée aux politiques génocidaires du pouvoir ottoman et elle dénoncerait plus tard l’autoritarisme de Mustafa Kemal Atatürk, dont elle soutenait néanmoins le projet politique modernisateur. Le courage de la romancière aurait quand même été un sujet plus édifiant qu’une énième énonciation de lieux communs sur de sanguinaires sultans.

Comme Halide Edip, Hemmer semble d’ailleurs lui aussi avoir une attitude plutôt ambivalente par rapport au fondateur de la république turque. Il évoque le « désir compulsif d’occidentalité » d’Atatürk qui aurait trouvé son expression dans l’adoption du dimanche comme jour férié à la place du vendredi : « In seinem krampfhaften Drang nach Westlichkeit hat Atatürk der türkischen Bevölkerung als Wochenruhetag den christlichen Sonntag vorgeschrieben, statt des Freitags, der der wöchentliche Feiertag des Islams ist. » Cela n’est pas faux, mais ce n’est pas toute l’histoire non plus. En 1935, le parlement turc adopta la loi qui fit du dimanche le jour de repos hebdomadaire dans le but de faciliter les échanges économiques et de renforcer les liens socio-culturels avec l’Europe. Toutefois, le vendredi n’avait jamais été un jour de repos légal dans l’Empire ottoman. Au contraire du dieu biblique, le dieu du Coran ne s’est jamais reposé le septième jour. L’absence d’un récit structuré sur la genèse du monde dans le livre sacré de l’islam a d’ailleurs facilité au Moyen-Âge l’exploration par des savants musulmans de modèles évolutionnaires pour expliquer l’émergence de l’homo sapiens. Par contre, le jour de repos hebdomadaire fixé par la religion a longtemps été un concept inconnu en terre d’islam. L’adoption de cette idée est en fait un produit de la colonisation et de l’occidentalisation.

Ne soyons pas injuste envers Hemmer. Il est bien naturel que le voyageur essaye d’interpréter le monde qu’il découvre avec les chablons qu’il connaît. Ce n’est qu’en 1924 que le parlement de la toute jeune République de Turquie adopta le vendredi comme jour de repos légal. Auparavant, en 1842, une directive permettait aux fonctionnaires et autres employés de l’État de confession musulmane de prendre un jour de repos hebdomadaire le vendredi. Les juifs, par contre, pouvaient le prendre le samedi, jour du Shabbat, et les chrétiens le dimanche. En 1924, cette flexibilité fut jugée comme allant à l’encontre des principes unitaires de la république et de l’intérêt économique.

En général, Hemmer semble fasciné par ce qu’il voit, en particulier par l’architecture seldjoukide et ottomane. Curieusement, l’émerveillement du voyageur fait parfois place aux préjugés de classe qui semblent le ramener à la maison. Ainsi suggère-t-il, entre les lignes, que les prolétaires qu’il connaît sont loin de faire preuve « d’une irréprochable retenue », alors qu’à Istanbul ils savent rester à leur place. « Dem Mann aus dem Volke haftet in der Türkei, insbesondere in Istanbul, immer etwas Proletarisches an, selbst wenn sein Benehmen von untadeliger Zurückhaltung ist », écrit celui qui fut de 1944 à 1958 secrétaire général de la Fédération des industries luxembourgeois (Fedil) et qui était directeur de la Chambre de commerce alors qu’il écrivait ces mots. Sans doute rêvait-il d’ouvriers et de travailleurs plus dociles au Luxembourg.

Malgré ses rechutes occasionnelles, Hemmer continue à fournir à ses lecteurs des clés permettant de contester les chablons d’interprétation qu’il utilise occasionnellement et donc de « désexoticiser » le pays qu’il visite. En fait, certaines de ses remarques permettent de remettre en question non seulement l’image de la Turquie que se font ses lecteurs, mais aussi, peut-être, leur conception de l’Europe. Ainsi à Éphèse, l’auteur apprend de la bouche d’un prêtre lazariste français, que c’est la mystique allemande Anna Katharina Emmerick (1774-1824), béatifiée par Jean-Paul II en 2004, qui aurait révélé l’emplacement de la maison de la Vierge Marie. Les visions de la mystique furent notées et publiées par le poète romantique Clemens Brentano (1778-1842). Toutefois la véracité de ces textes est plus que douteuse et Hemmer reste sceptique face aux explications du prêtre. En effet, quelques pages auparavant, l’auteur avait noté que l’importance de la dévotion mariale à Éphèse pouvait s’expliquer du fait de la volonté des autorités ecclésiastiques au cinquième siècle d’étouffer le culte d’Artémis, la déesse, elle aussi vierge, de la chasse et de la chasteté. Néanmoins il reconnaît, se référant à nul autre que Shakespeare, que tout ne peut pas être expliqué rationnellement : « Es gibt offenbar, wie Shakespeare sagt ‘mehr Ding’ im Himmel und auf Erden, als ‘unsere Schulweisheit sich träumen lässt’. » L’auteur n’a pas tort. Les détails topographiques des visions d’Emmerick sont étonnants. Toutefois ces détails sont sans doute plus indicatifs de la teneur des livres de la bibliothèque personnelle de Brentano, que de l’authenticité des visions de la mystique.

Plus tard, en Cappadoce, c’est le peintre Jérôme Bosch et son triptyque des Tentations de St Antoine que Carlo Hemmer évoque face aux troublants paysages de la région. Certains pourraient reprocher au voyageur de n’interpréter ce qu’il voit qu’à travers le prisme de la culture européenne. Mais l’on pourrait retourner l’argument et affirmer que ses références montrent que toute réflexion sur la culture européenne est enrichie par un engagement avec la Turquie. Et c’est bien cela le message central du récit de Hemmer. Son texte est certes une invitation au voyage en Turquie, mais il est surtout une invitation à voyager au-delà des images de la Turquie et de l’Europe que nous nous faisons. Ce petit livre mériterait bien une réédition.

Carlo Hemmer : Türkischer Reisebericht, Éditions d’Lëtzebuerger Land, 1966 ; illustration de couverture par Pe’l Schlechter ; disponible en bibliothèque : a-z.lu

Laurent Mignon
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