Les révélations sur le président de la Cour des comptes européenne rouvrent la plaie « Pinxten », celle d’un passé très récent où un membre de l’institution garante
de la bonne exécution du budget européen se livrait à des fraudes éhontées, condamnées par la Cour de justice de l’UE et instruites par les autorités luxembourgeoises

Vieux démons

d'Lëtzebuerger Land du 03.12.2021

Not amused « There is nothing to hide », se défend le président de la Cour des comptes européenne devant la commission du contrôle budgétaire (Cont) du Parlement européen à Bruxelles mardi soir. Klaus-Heiner Lehne est entendu par les représentants des citoyens européens quatre jours après la parution d’un article de Libération sur des allégations de fraudes à la tête de l’institution chargée de veiller à la bonne exécution du budget de l’Union. « Un bon tiers de ses 27 membres ne sont presque jamais présents dans le Grand-Duché mais touchent néanmoins de grasses primes de logement en s’y domiciliant fictivement, abusent des ‘frais de représentation’, effectuent des ‘missions’ que personne ne vérifie ou encore utilisent à des fins privées des moyens mis à leur disposition, comme les voitures de fonction », écrit le correspondant du quotidien français à Bruxelles Jean Quatremer. Le journaliste s’est rendu à Luxembourg et a constaté, à un coin de la rue des Muguets au Weimershof (quartier jugé « sinistre » par l’auteur, mais qui ne l’est en réalité pas davantage que la plupart des rues de la ville), qu’apparaissaient quatre noms sur une boîte aux lettres rouillée. « Il doit s’agir d’étudiants ou d’employés qui ont du mal à payer les loyers élevés de la capitale. Non il s’agit du président de la Cour des comptes ! » et de membres de son cabinet, ironise Jean Quatremer dans cet article qui a défrayé la chronique dès vendredi matin. Il est question de 325 000 euros d’indemnités perçues indûment selon Libération : une indemnité de résidence équivalant à quinze pour cent du traitement des membres (22 430 euros mensuels ou 25 795 pour le président), soit entre 3 364 et 3 870 fois le nombre de mois prestés en tant que membre puis président ajoutés à une bourse de déménagement de 40 000 euros. Des dépenses farfelues de membres de l’institution et des missions sur le lieu de résidence posent en outre question dans ledit article.

Ça ne rigole pas du tout sur l’autre rive de l’avenue Kennedy. « The court is currently analysing the defamatory allegations (…) and is considering all options for further action », écrit le président de la Cour des comptes européenne dans un email à ses 900 collaborateurs dès 10h38. L’article circule. Sur Twitter, les parlementaires européens s’écharpent vite. « Wenn sich das bestätigt, haben wir in der EU einen handfesten Skandal », gazouille l’eurodéputé vert Daniel Freund. Sa présidente à la Commission du contrôle budgétaire le recadre immédiatement : « Lieber Daniel, du kennst noch keine Fakten und verbreitest Verdächtigungen. (…) Meinen ersten Ermittlungen nach ist da leider viel falsch », tape Monika Hohlmeier de la CDU/PPE, comme Klaus-Heiner Lehne, un ancien membre du Parlement européen. La bataille politique se poursuit dans l’hémicycle bruxellois mardi soir. Une audition spéciale a été programmée durant le weekend. Elle a été minutieusement préparée par le président de la Cour des comptes, un proche de son hôte à la commission parlementaire. « We have asked the EP’s Cont Committee to have the opportunity to present the facts in order to correct the many falsehoods contained in the article », écrit le président dans un email général lundi à 10h46. « Qui surveille le surveillant ? », interroge mardi soir le rapporteur socialiste Isabel Garcia-Munoz avant de lancer une salve de questions prosaïques sur le lieu de résidence de Klaus-Heiner Lehne au Luxembourg. Dans l’article de Libération, le membre depuis 2014 et président depuis 2016, passe son temps à Düsseldorf et y mène une activité politique. L’Allemand, 64 ans, réplique que tous les membres, y compris lui-même, ont tous leur résidence au Luxembourg. « Les autorités luxembourgeoises donnent une carte bleue qui l’atteste. Il y a un contrôle qui est effectué. Bien sûr on n’entre pas au domicile des gens pour voir si le lit est encore chaud », se moque-t-il, précisant que son domicile n’est pas si vétuste que l’article laisse croire : « 160 mètres carrés, trois étages, quatre chambres, un grenier, un bureau, plus la cuisine », énumère un président d’institution contraint à expliquer qu’il sous-loue les lieux lui-même à ses subalternes. Contacté par le Land, le propriétaire des lieux n’a pas donné suite. Le ministère des Affaires étrangères confirme qu’un contrôle d’éligibilité est effectué au moment de l’octroi de la carte, valable cinq ans. Mais l’on comprend que, jusqu’au renouvellement, on part du principe que tout est en ordre.

Klaus-Heiner Lehne louvoie sur le statut de résidence principale : « Ma famille ne m’a pas accompagné. Ma femme est avocate à Düsseldorf. Mes enfants étudient là-bas. Je me rends chez moi en fin de semaine et le reste du temps je suis à Luxembourg. » Le président de la Cour des comptes assume en outre que « la grande majorité des membres » ne soient pas au bureau du lundi au vendredi. Klaus-Heiner Lehne dit avoir réalisé 34 missions en 2019 (dernière année « normale ») , soit « une centaine de jours d’absence » de Luxembourg. Quant aux accusations d’activisme politique, contraire à l’indépendance briguée par les membres pour mener les audits des dépenses européennes (souvent opérées par des instances politisées), le président réfute et répond qu’il a simplement été nommé président honoraire de la CDU Düsseldorf en 2014 après en avoir été le chef pendant de longues années. Ce mercredi, on lit dans le Rheinische Post : « Er dürfte zwar die Entwicklung der Düsseldorfer CDU intensiv verfolgen, auch durch seinen Bruder, den Landtagsabgeordneten Olaf Lehne. »

Au Parlement, une tranchée PPE, famille mère des chrétiens-démocrates allemands, se creuse devant les assauts des verts. « Merci d’être venu à Bruxelles en provenance de Luxembourg où nous savons que vous vivez », accueille ainsi Sarvamaa Petri. Et aux velléités des écologistes de retracer les parcours des membres de la Cour des comptes, la présidente de la commission Monika Hohlmeier répond (alors que les questions ne lui sont évidemment pas adressées) que l’on « vit en Europe et pas en Chine », adoptant ainsi les éléments de réponse prodigués dans le factsheet élaboré par la Cour et envoyé aux parlementaires. Toute demande de suivi « physique ou électronique » serait contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme. Que pense de tout-ça un contribuable lambda, par exemple un frontalier travaillant à la cantine d’une institution au Kirchberg, à qui son administration fiscale demande des justificatifs de séjour sur son lieu de taxation des revenus ?

Figure en sus dans la communication de la Cour des comptes au Parlement une justification réglementaire-massue: « The rules governing the legal status of ECA Members do not include any provisions regarding working time, leave, or recovery of salary. Pursuant to Article 285 TFEU ECA Members “shall be completely independent in the performance of their duties, in the Union’s general interest.” This independence necessarily encompasses a certain degree of autonomy of the Members in organising their work. Thus, Members receive their salary based on their high level of responsibility as public servants. » Les États membres ont bien élaboré de règles protégeant les diplomates qu’ils nomment eux-mêmes. « Même si cela se révélait légal, les contribuables sont en droit de se poser des questions », rétorque le jeune élu vert Daniel Freund. L’audition s’achève avec un accord, sur invitation du président Lehne (qui fixe les règles donc. Il n’est pas convoqué. Il invite) sur la possibilité pour un parlementaire de venir consulter les pièces que la Cour des comptes voudra bien lui montrer. La rapporteur socialiste (alliée du PPE), dont le niveau d’anglais s’est révélé limité quand les interprètes ont cessé de traduire (à 19 heures), devra donc fouiller dans des documents rédigés pour la plupart dans la langue de Shakespeare.

« Keng Reklammen! weg » Selon l’aphorisme prêté à l’entrepreneur du cirque Phileas Barnum, « there’s no such thing as bad publicity ».  Mais là, comme le note l’eurodéputée écolo Michèle Rivasi en marge de l’audition parlementaire, « la réputation et la crédibilité de toute l’Union européenne est menacée lorsque l’institution chargée de veiller à la bonne utilisation de l’argent public et à la détection de fraude est elle-même accusée d’avoir abuser, de manière systématique, le budget européen. » Devant le Parlement, le président Lehne réitère la menace de plainte en diffamation, mais ajoute que les formules de prudence utilisées par le journaliste offrent peu de prise à une argumentation juridique solide. Ce qui fait réagir son alliée à la présidence de la Commission, ici animatrice des débats : « It is a problem about press freedom and its consequences », lâche la députée conservatrice. Son collègue du groupe Renew (prolongement de la République en marche macronienne) Pierre Karleskind réplique : « Si vous considérez que ce qui est écrit est faux, vous pouvez porter plainte en diffamation. Portez plainte, mais soyez sûr de vous car le journaliste en question a fait tomber la commission Santer et a envoyé (le secrétaire général de la Commission Juncker) Martin Selmayr en Autriche. »

« Il est temps de nettoyer les écuries d’Augias », écrit Libération dans son article paru vendredi 26 novembre. Klaus-Heiner Lehne prétend l’avoir déjà fait dans le sillon de l’affaire Pinxten, du nom du membre belge de la Cour des comptes pris la main dans le sac et condamné le 30 septembre dernier par la Cour de justice de l’UE à des ponctions massives sur sa retraite européenne (d’Land, 22.10.2021) pour « activités incompatibles avec les fonctions de membre de la Cour des comptes » et « conflits d’intérets ». Un porte-parole de l’administration judiciaire luxembourgeois informe que l’enquête pénale visant Karel Pinxten suit son cours au Luxembourg. Les préventions qui ont été libellées à son égard sont l’escroquerie, le faux et l’usage de faux. Elle n’a en revanche pas reçu de dénonciation au sujet du président Lehne. Pour l’enquête sur Karel Pinxten, elle était intervenue via l’Office européen de lutte antifraude (Olaf). Klaus-Lehne se targue que son institution a procédé elle à la dénonciation de son membre via « son cadre pour le lancement d’alerte ». La Cour des comptes s’enorgueillit ainsi d’avoir agi onze ans après les premiers abus de son membre tels qu’ils ont été relevés par l’Olaf dans un rapport que le Land a consulté.

Les missions des membres, donc les déplacements pour motifs professionnels, constituent un morceau de choix dans l’inventaire olafien. De 2006 à 2018, Karel Pinxten a effectué 702 missions. 661 ont été organisées en Belgique, son fief. La moitié exactement ont attiré l’attention des enquêteurs administratifs : 184 missions avec frais de nature privée sans mention de l’ordre de mission. 148 sans indemnité journalière, mais de nature privée. Dans 224 cas, Karel Pinxten était absent de la Cour sans motif pour un ou plusieurs jours. Pour les missions sans frais, figurent douze parties de chasse, 72 réunions avec des hommes d’affaires et des connaissances, vingt pour du networking. Karel Pinxten a en outre organisé 27 missions pour des réunions de son parti Open VLD (il était chez les chrétiens démocrates flamands avant d’intéger les libéraux). L’Olaf recense presque 600 000 euros de détournement du budget de la Cour. 

Inventaire à la Prévert Relevons quelques exemples révélateurs d’une corruption inhérente au système, car contaminé par le mode de désignation des membres de la Cour des comptes : par les gouvernements. Le membre de la Cour organise des rendez-vous auprès de responsables des questions immobilières du commissaire européen Sefcovic au nom de proches entrepreneurs du bâtiment qui pourraient éventuellement loger des services de la Commission européenne. Huit missions sont organisées pour rencontrer le PDG du groupe de dragage Ackermans & Van Haaren, dont Karel Pinxten est actionnaire. Dans les conversations saisies par l’Olaf, le représentant de la Cour des comptes propose d’introduire le PDG en question auprès de personnes responsables des discussions sur le TTIP à la Commission européenne pour avancer leurs intérêts dans le commerce outre-atlantique. Au fil des « preuves » énoncées par l’Olaf apparaît le membre luxembourgeois Henri Grethen, qui, en novembre 2013, accompagne le membre belge à la rencontre de l’ambassadeur de Belgique en France. L’ancien ministre libéral ne remplit pas d’ordre de mission pour l’occasion, à l’inverse de son camarade d’expédition. Et pour cause, la réunion consiste en une dégustation de Romanée-Conti au domaine Dugat-Py, locataire du vignoble de Karel Pinxten (qui n’est pas renseigné parmi ses activités extérieures). S’en est suivi un dîner dans un restaurant gastronomique à Flagey-Echezeaux. Le Belge introduit la facture comme frais de représentation.

Une mission à Cuba en 2015 ressort de l’étalage de fraudes. Elle est « vendue » par le membre Pinxten à la présidence comme un premier contact de la Cour des comptes avec ce régime autoritaire des Antilles qui sera amené, dit-il, à développer ses relations avec l’Union européenne, potentielle pourvoyeuse de soutien financier. « L’enquête a révélé qu’en réalité M. Pinxten a demandé à sa secrétaire d’organiser un voyage privé à Cuba en compagnie de son épouse, car 'il n’avait jamais visité ce beau pays auparavant’», écrivent les enquêteurs de l’Olaf. À son retour, Pinxten fournit un rapport au président de la Cour et dans lequel il mentionne des « réunions avec des personnes très intéressantes ». L’Olaf constate que toutes les « personnes » évoquées ont été rencontrées dans le cadre d’un seul déjeuner organisé par le représentant de l’UE à Cuba. L’enquête de l’Olaf a établi que non seulement le voyage du membre Pinxten relevait du domaine privé mais qu’il a aussi berné la Cour pour qu’elle le finance. 

Sassicaia Bolgheri L’Olaf s’interroge en outre sur le fait que bien que tous les véhicules familiaux roulent au diesel, une partie significative du carburant acheté entre juillet 2016 et décembre 2017 (703 litres sur 5 933) ait été de l’essence. Le bureau anti fraude constate ainsi que les deux types de carburant ont été payés par la même carte à quelques minutes d’intervalle… écartant de fait l’hypothèse de véhicule de remplacement émise par le membre de la Cour lors de son audition. L’Olaf prouve que les cartes essence ont été utilisées pour faire le plein de différents véhicules de moteur diesel qui ne pouvaient appartenir qu’au couple Pinxten (trois pleins réalisés en trois heures). L’Olaf conclut ainsi qu’entre juillet 2016 et décembre 2017, la quantité totale de diesel achetée permet de parcourir plus de kilomètres (80 000) que le kilométrage affiché sur le Q5 (selon le témoignage du chauffeur qui l’amenait au contrôle technique au Luxembourg) acheté en 2012 ! Une dernière pour la route, si l’on puit dire. L’Olaf narre comment le membre belge a fait passer l’achat de costume pour un accident à faire indemniser par l’assurance lorsqu’une bouteille de vin a été prétendument cassée dans le coffre de sa voiture de fonction. En réalité, ce Sassicaia Bolgheri (un super toscan à 180 euros la quille) s’est déversé sur le sol du garage quand le chauffeur a déposé trop violemment le sac de course en nubuck.

Vu l’épaisseur du dossier Pinxten, l’Olaf passe un peu vite sur les missions (avec frais) organisés avec le directeur général mondial du cabinet juridique Allen & Overy, employeur d’un des fils du membre de la Cour (aujourd’hui au service des milliardaires fondateurs de AB Inbev), une réunion avec le PDG d’une société belge au sujet d’une offre d’emploi pour un autre fils, des réunions avec des compagnons de chasse. « J’insiste sur le fait que les missions étaient connues et approuvées par le président », martèle Karel Pinxten comme argument de défense. De 2016 à avril 2018, date du départ de Karel Pinxten du Kirchberg, Klaus-Heiner Lehne préside la Cour des comptes.  

La Cour vante les mesures prises suite à l’affaire Pinxten et visant à renforcer ses procédures internes et de contrôle, notamment : l’attribution du rôle d’ordonnateur délégué au Secrétaire Général pour toutes les missions (non plus le président) et dépenses des membres de la Cour ; la mise en place d’un registre de présences des membres ; l’adoption d’un nouveau cadre éthique et code de conduite des membres ; l’adoption d’une nouvelle charte pour l’audit interne ; l’adoption d’une décision concernant l’utilisation des voitures officielles ; la publication des missions des membres sur le site internet de la Cour.

Ces mesures ont été prises consécutivement à un audit interne que les Parlementaires sont invités à lire. En revanche, la Cour des comptes s’est opposée à ce que figure dans le dossier d’arrêt de la Cour de justice, comme le demandait le camp Pinxten, les notes qui prouveraient que l’auditeur interne a réalisé son rapport sous pression. Les services de Klaus Heiner Lehne ont en outre refusé qu’apparaisse un email envoyé le 19 février 2020 à l’ensemble des membres. Contacté pour avoir accès à l’ensemble de ces documents, le porte-parole de la Cour des comptes répond qu’ils réservent « toute pièce justificative au seul usage des parlementaires européens ». La Cour des comptes dispose également d’un comité d’éthique composé notamment de deux membres, dont Joëlle Elvinger (une membre supposée ne pas exercer d’activité extérieure à la Cour), présente mardi à Bruxelles. Ledit comité n’a pas été saisi, signe que la présidence ne veut pas donner l’air d’avoir commis la moindre erreur. Le parquet européen (qui veille depuis peu aux poursuites pénales des atteintes au budget de l’Union) ne communique pas sur les enquêtes qu’il ouvre. L’Olaf ne répond pas aux sollicitations du Land visant à savoir si une enquête était ouverte.

L’affaire Lehne sert de test au bon fonctionnement des institutions. Le directeur général de l’office de lutte antifraude de l’Union, Ville Itala (un ancien eurodéputé PPE, comme Lehne) a quitté la Cour des comptes en février 2018 !

Dominique Seytre, Pierre Sorlut
© 2023 d’Lëtzebuerger Land