Théâtre

Le nègre et le diable

d'Lëtzebuerger Land du 12.10.2018

Drame shakespearien devant l’éternel digne des tragédies grecques les plus noires, Othello réunit des thématiques toujours très actuelles telles que l’envie, le racisme ou encore la violence conjugale. En se concentrant sur son aspect érotique, sur le désir et la beauté qui y sont abordés, Aurore Fattier s’est approprié cet Othello de manière aussi subtile que sulfureuse dans une production du Théâtre de Liège – où la pièce était présentée la semaine dernière – coproduite par les Théâtres de la Ville de Luxembourg qui le propose du 17 au 21 octobre au Grand Théâtre. Une danse longue, dangereuse et langoureuse avec le public, à ne pas manquer.

Othello est un maure dans la Venise des Doges, un spécimen unique mais remarquablement doué pour la guerre, celle que mène la cité contre les Turcs à Chypre, ce qui lui vaut une ascension sociale rapide, trop rapide sûrement pour Iago, officier vénitien en fin de carrière qui devient son lieutenant. Cherchant un moyen pour libérer sa jalousie et venger son honneur bafoué, c’est le général à la peau d’ébène qui le lui fournira en épousant en cachette Desdémone, la fille d’un influent sénateur. C’est dit : il unira ses forces à celle de l’ingénu Rodrigo, amoureux transi de cette dernière, et l’utilisera sans vergogne pour faire tomber son supérieur... Alors que tout ce beau monde se met en route pour Chypre afin de contrecarrer les plans d’invasions turcs, le schéma se met en place : l’infâme Iago fera appel aux pires instincts de l’Homme pour parvenir à ses fins, n’hésitant pas à décrédibiliser l’entourage d’Othello, de Cassio – frère d’armes de longue date – à la pure Desdémone, la faisant passer pour une catin aux mœurs dissolues auprès de son mari, jusque-là amoureux comme au premier jour. La jalousie, une fois implantée et grandissante, ne cessera que lors du dénouement évidemment tragique de l’intrigue, sans jamais que la vertu ne parvienne à vaincre la perfidie sans borne de Iago...

Pour donner un cadre physique à cette descente aux enfers, Aurore Fattier – plutôt qu’un décor stricto sensu – utilise une suite d’espaces imaginaires scéniques presque oniriques, parfois obsédants, toujours pertinents. Née à Haïti et se partageant entre Bruxelles et la France, la jeune metteuse en scène n’hésite pas non plus à utiliser la vidéo sur scène, tantôt pour projeter sur un container en live l’action qui se déroule à l’intérieur, tantôt sur un grand voile tendu à l’avant de la scène, donnant un relief unique à sa mise en scène et balançant ainsi de manière ingénieuse avec les quelques lenteurs inhérentes au récit même. On se souviendra en outre de la scène intermédiaire du bleu à lèvres de Desdémone, tout à fait obsédante et utilisant tout le potentiel séducteur et ambivalent du personnage et de son interprète...

Car voilà l’autre atout majeur de cette production : la qualité du casting est indéniable, chacune et chacun brillant dans la lumière autant que dans la noirceur. En effet, si William Nadylam et Pauline Discry font un couple beau et touchant, puis capable de briser les cœurs dans leur chute inexorable, c’est clairement Koen de Sutter qui rafle la mise en campant de manière magistrale la diabolique Iago, fourbe, sans compassion et jamais puni. Sa gestuelle et ses intonations trompent le public : il n’est plus acteur mais il est bel et bien Iago, qui fait fi, trahison après trahison, de la haine de tous. Un nième mensonge et les spectateurs pestent et s’invectivent, et il est effectivement difficile de ne pas monter sur scène pour lui coller le coup de pied au derrière que seul ce pauvre bougre de Rodrigo, incarné par l’excellent Fabien Magry, aura la chance de lui asséner. Coté grand-ducal, on retrouve sur scène Jérôme Varanfrain et Serge Wolf incarnant respectivement Ludovico et Brabantio. Enfin, la présence scénique de Nancy Nkusi, parfaite en Bianca – amante fêtarde de Cassio à la voix de velours – apporte une dernière touche charnelle et glamour à un ensemble déjà plein de texture et de nuances.

Ces habiles combinaisons font de ce nouvel Othello un objet théâtral esthétique et très joliment interprété soit, mais également un manifeste contemporain qui rappelle le racisme ordinaire dont l’humanité, même ses fanges les plus civilisées, est encore capable aujourd’hui, des siècles après le Maure de Venise...

Othello de William Shakespeare, mis en scène par Aurore Fattier ; avec William Nadylam, Koen de Sutter, Pauline Discry, Annah Schaeffer, Vincent Minne, Fabien Magry, Nancy Nkusi, Jérôme Varanfrain et Serge Wolf, sera joué au Grand Théâtre de Luxembourg, les 17, 18, 20 et 21 octobre ; www.theatres.lu.

Fabien Rodrigues
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