Un débat politique entre économistes. Au sujet de l’échange entre Serge Allegrezza et Timothée Parrique

Briser le cercle de la déraison

Inondation à Luxembourg-ville en juillet 2021
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 25.04.2025

Au Luxembourg, la liste des experts « qu’on invite mais qu’on n’écoute pas » – pour reprendre l’expression de la journaliste Fiorila Hell (Woxx , 25.10.2024) au sujet de Timothée Parrique, spécialiste de la décroissance invité par le Conseil supérieur du développement durable en octobre 2024 – est longue : on se rappelle de Kate Raworth, conviée par la Chambre de commerce (!) il y a quelques années pour présenter sa « doughnut economy » ; de Lucas Chancel, collaborateur de Thomas Piketty, venu référer en 2022 sur la justice sociale, et surtout fiscale ; d’Erik Heyer, coauteur d’Une autre voie est possible, qui, dès 2021, évoquait une sortie économique durable de la pandémie. Plus récemment, Olivier De Schutter est venu parler de l’économie du burn-out à la CSL, en présence de la ministre de la Santé.

Tous ces chercheurs ont ceci en commun qu’ils analysent les défauts et les vicissitudes de notre système économique capitaliste, et qu’ils proposent des alternatives et des remèdes, à des degrés divers de radicalité. Peu de ces visites ont donné lieu à un échange aussi nourri que celui entre Serge Allegrezza1, récemment retraité directeur du Statec, et le professeur Timothée Parrique2. Il faut s’en réjouir, car cette dialectique fait avancer un débat qui est loin d’être terminé.

Loin de vouloir m’immiscer dans ce débat d’économistes, il me semble pourtant intéressant d’y contribuer par un éclairage politique. Car la croissance du PIB n’est pas une fin en soi. Elle est un moyen au service de politiques afin d’améliorer le bien-être de la population, lutter contre la pauvreté ou combattre la crise environnementale. Il s’agit donc, en fin de compte, de choix éminemment politiques !

Or, comme le remarquait avec une certaine humilité, l’économiste et lauréate du Prix Nobel, Esther Duflo : Il ne faut pas surestimer le rôle des économistes – les questions de politique, même économique, relèvent, ou devraient relever, de la sphère politique (France Inter, 20.6.2023).

La croissance au Luxembourg, un vieux débat

Régulièrement débattue à la Chambre des députés, la croissance est généralement considérée, par la quasi-totalité des partis, comme la condition sine qua non du maintien de l’État-providence luxembourgeois, selon la logique du « il faut d’abord gagner l’argent avant de le distribuer ».

Le seul parti ouvertement anti-croissance est l’ADR, tout en étant en même temps partisan d’un capitalisme libertarien et débridé ; on n’est pas à une contradiction près. La critique de l’ADR revêt un caractère populiste et xénophobe, en partant des effets secondaires de la croissance, c’est-à-dire la forte immigration qui serait nécessaire pour l’atteindre. Cela revient à suggérer que nous serions mieux sans croissance, en sous-entendant, de manière à peine voilée, une préférence nationale dans la répartition de la richesse. L’ADR est allé jusqu’à proposer un référendum sur un stop sur la croissance lors de la dernière campagne des législatives en 2023.

S’ils y apportent les mauvaises réponses, les populistes de droite ont cependant bien senti qu’il y avait là un sujet qui occupait sérieusement nos concitoyens. Les effets accompagnateurs de la croissance économique occupent depuis un certain temps les premières places dans les sondages d’opinion – qu’il s’agisse des prix du logement, du pouvoir d’achat ou encore de la crise environnementale. Il faut donc prendre le sujet au sérieux, non seulement pour ne pas laisser le terrain politique aux populistes de droite, mais aussi parce que derrière la question de la croissance se cache celle de notre modèle économique, duquel découle notre modèle sociétal, ni plus, ni moins.

Il faut donc apporter une réponse politique à ce malaise, présent dans une partie de la population, face à un dynamisme économique fulgurant, qui a certes amené au pays de la richesse ; d’ailleurs pas toujours bien distribuée si l’on considère le risque de pauvreté qui a augmenté de manière proportionnelle à la croissance du PIB. Le « succès économique » du Luxembourg se paye en fait par une pression considérable sur l’environnement, des prix du logement qui atteignent des sommets absurdes, une augmentation inconsidérée du trafic, etc. En résumé, par des changements majeurs au niveau du cadre de vie – une dégradation de la qualité de vie qui s’accentue à mesure que les revenus diminuent. Il est par ailleurs établi que le bien-être ressenti n’a pas progressé dans la même mesure que le PIB, comme en témoigne le « Luxembourg Well-Being Index » établi par le Statec.

D’après une enquête publique, menée en 2022-2023 par Luxembourg Stratégie (une cellule prospective au ministère de l’Économie), près de 80 pour cent des quelque mille sondés indiquaient une préférence pour le scénario 2, intitulé « circularité bio-régionale ». Ce scénario supposait une croissance moindre (mais pas de décroissance), allant de pair avec des revenus et des pensions moins élevés, mais aussi avec une régénération de l’environnement, une croissance démographique plus faible, et une économie régionale et circulaire.

Ce scénario a provoqué des réactions allergiques, et parfois agressives, chez des représentants patronaux, mais aussi chez certains syndicalistes. Elles ont révélé, à mon sens, combien il est difficile, chez nous comme ailleurs en Europe, de proposer des correctifs. Sans parler d’une rupture avec l’ordo-libéralisme, cette idéologie fondée sur l’idée que l’État a pour principale mission de créer les conditions d’une concurrence parfaite, orienté vers une croissance potentiellement infinie.

Il est cependant clair que ce modèle se heurte aujourd’hui à ses limites. Que ce soit la crise environnementale et l’épuisement des ressources ou les crises des inégalités, qui, en conséquence, accélèrent la crise de nos démocraties. La vulnérabilité de nos démocraties face aux mouvements d’extrême droite et à leurs « ingénieurs du chaos »3 s’explique d’ailleurs largement par le fait que les choix de politique économique ne font pas vraiment partie de la discussion démocratique – il suffit de regarder certains débats à la Chambre pour se convaincre de la relative pensée unique qui règne en la matière.

Ceci est problématique, car on fait dès lors face à un réel déficit démocratique, comme le souligne la professeur Hélène Landemore, qui travaille sur la « démocratie ouverte » : « Il n’y a pas de corrélation entre ce que la majorité des gens veulent, et ce qu’ils obtiennent. Sauf quand ils ont les mêmes intérêts que les dix pour cent les plus riches de la population (...) L’obstacle, ce n’est pas la démocratie, c’est la ploutocratie, l’oligarchie, le capitalisme. »4

Dans l’enquête publique de Luxembourg Stratégie mentionnée ci-dessus, 80 pour cent des sondés disaient considérer comme la moins probable la réalisation du « scénario 2 », qu’ils avaient pourtant désigné, dans les mêmes proportions, comme leur scénario préféré. Ce n’est certes qu’un sondage, avec une représentativité non avérée, mais la désillusion d’un millier de sondés par rapport à la capacité du système politique à répondre à leur préférence en ressort clairement.

La fin de la récré

« Terminer un débat », comme l’annonce Serge Allegrezza dans sa dernière réponse à Timothée Parrique (d’Land, 4.4. 2025), c’est quelque part s’arroger le droit de siffler la fin de la récré et en revenir « aux choses sérieuses », entre économistes de renom se réclamant, comme lui, de la « croissance verte » (Olivier Blanchard, Jean Tirole, Jean Pisani-Ferry). Une sorte de « cercle de la raison », pour reprendre le terme consacré par Alain Minc.

Le problème de cette discussion est qu’elle se fait à deux niveaux différents : Serge Allegrezza raisonne à cadre économique inchangé, estimant impossibles – car intolérable pour la population – les idées de frugalité heureuse, de réduction planifiée du PIB ou même de restrictions au consumérisme superflu. Il y a là quelque chose de l’ordre du « notre mode de vie n’est pas négociable » qui laisse songeur au vu des conséquences de notre mode de consommation sur les pays en voie de développement, et au-delà. Timothée Parrique pour sa part propose des changements profonds du système économique en place, en partant du constat de l’échec de celui-ci, en termes de dommages écologiques et de montée des inégalités. Il propose un catalogue de 380 mesures pour réformer les économies occidentales – toutes requérant une discussion démocratique et un examen approfondi.

On sait que le plan national intégré en matière d’énergie et de climat du Luxembourg (PNEC) anticipe un découplage quasi parfait à l’horizon 2050 entre les émissions de CO₂ et la croissance, principalement par l’effet des mesures en matière de mobilité (augmentation de la taxe CO₂) et d’efficience énergétique des logements. La croissance verte, découplée, serait ainsi assurée chez nous, malgré la croissance de la population, de la consommation d’énergie et du PIB. Soit. Mais encore ne parle-t-on que de CO₂, et non pas de biodiversité, ni des autres limites planétaires. Et pour ce qui est de l’inclusivité, elle dépendra de politiques redistributives, notamment fiscales, à mettre en place.

Quelques doutes quant à la « croissance verte inclusive »

Plusieurs questions se posent au sujet de la « croissance inclusive verte », qui font douter du réalisme de cette hypothèse. La première est de savoir si nous avons encore le luxe de cette option, alors que les fondements de nos économies sont en train de s’effriter, entre autres sous l’effet des catastrophes climatiques. Aucune région n’est plus exposée aux risques climatiques que l’Europe, et les rapports et études se font de plus en plus alarmistes5. Les assureurs, qui sont les canaris dans la mine en matière d’impacts du changement climatique, prédisent un effondrement du secteur financier, entraînant avec lui tout le système capitaliste si les États et les entreprises ne réduisent pas rapidement la combustion d’énergies fossiles6.

La deuxième objection, elle aussi de taille, concerne l’adhésion aux politiques auxquelles se réfère Serge Allegrezza pour soutenir son hypothèse de « croissance verte » : le Green Deal européen, les COPs et l’Accord de Paris. Le Green Deal européen risque d’être détricoté, ou du moins sérieusement raboté par la nouvelle commission von der Leyen, au nom de la politique de compétitivité – avec le plein support du gouvernement luxembourgeois. L’Accord de Paris est en petite forme, suite à sa dénonciation par les États-Unis, et ses objectifs de limitation du réchauffement planétaire deviennent chaque année plus inatteignables. Et pour avoir assisté aux deux dernières COP à Dubaï et à Bakou, je peux confirmer que ni la vitesse ni l’échelle ne sont au rendez-vous pour combattre les effets du réchauffement climatique, et en particulier l’abandon des carburants fossiles. Sans même parler des moyens financiers pour de telles politiques : Le « whatever it takes » du moment vise plutôt la défense, ce qui risque de se faire aux dépens du climat et du social.

Une troisième objection, liée à la précédente, est que le système économique mondial est en train de subir une tectonique des plaques. La guerre tarifaire déclenchée par Trump risque de mettre à mal le commerce international, y compris pour ce qui est de nombreuses chaînes de valeur cruciales pour la décarbonation de l’économie. Une nouvelle ère mercantiliste se profile7, qui met en cause les fondements mêmes de nos économies ordo-libérales, construites sur la libre concurrence et le commerce extérieur, avec des effets impossibles à prévoir à l’heure actuelle.

Face à un capitalisme ordo-libéral à bout de souffle, incapable de répondre aux défis qu’il a lui-même contribué à créer, seule la politique peut – et doit – reprendre la main. C’est d’elle seule que peut venir l’impulsion nécessaire pour imaginer d’autres trajectoires, redistribuer autrement les ressources, et sortir de l’impasse productiviste. À défaut, le risque est grand de voir le modèle actuel se crisper, se durcir, et glisser vers des formes autoritaires, pour préserver les privilèges de ceux qui continuent d’en tirer profit, et ceci avec la bénédiction des missionnaires de la bonne parole de la « croissance verte ». 

1 Serge Allegrezza, « Non à la décroissance, oui à la croissance verte et inclusive », Écho de l’industrie,  décembre 2024 ; Serge Allegrezza, « Terminer un débat - À propos de la croissance ‘verte inclusive’ », d’Land, 4.4.2025

2 timotheeparrique.com/reponse-a-serge-allegrezza-la-decroissance-au-luxembourg

3 Pour reprendre le terme utilisé par Giuliano Da Empoli dans Les ingénieurs du chaos, 2019

4 Extrait de « Un Monde Nouveau » de Cyril Dion, sur Arte, épisode 3

5 eea.europa.eu/en/analysis/publications/european-climate-risk-assessment

6 « Climate crisis on track to destroy capitalism, warns Allianz Insurer », The Guardian, 3.4. 2025

7 A. Orain, Le monde confisqué - essai sur le capitalisme de la finitude, Flammarion, 2025.

Franz Fayot
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