Au cœur du parc naturel de l’Our, le site du moulin de Kalborn est un havre de paix dont l’origine remonte à 1728. Pour y arriver, il faut emprunter une petite route en cul-de-sac où se succèdent les virages en épingle à cheveux au milieu d’une épaisse forêt. Le silence règne, les premiers voisins sont loin, pourtant, il s’en est fallu de peu pour que le site se transforme en pôle touristique. Dans les années 1980, un investisseur avait acheté ces espaces pour créer un camping et un village de vacances. Il a fallu l’interdiction de détruire l’ancien moulin pour que les autorités bloquent les travaux et empêchent aussi, en 1991, la construction d’un hôtel-restaurant.
La Fondation Hëllef fir d’Natur saisit l’occasion d’acquérir le moulin en 1997 et, à partir de 2005, commence à le réaménager. À côté du centre de découverte sur l’eau qui est visité par des classes depuis 2016, on trouve ici une des très rares stations d’élevage de moules d’eau douce en Europe. Opérationnelle depuis 2008, la station a pour but de faciliter la reproduction de ces espèces, dont les populations connaissaient un inquiétant déclin dans la vallée de l’Our. Alors que les moules perlières foisonnaient ici au milieu du vingtième siècle – au point que « les agriculteurs les donnaient à manger aux cochons », explique Michel Frisch, technicien de l’environnement de la fondation –, il n’en restait plus que quelques milliers dans les années 1980, quelques centaines dans les années 2000… et plus aucune aujourd’hui. Ces dernières années, de jeunes moules nées dans la station d’élevage ont bien été relâchées dans le cours d’eau, mais aucune n’a survécu. « Seules celles âgées de plus de dix ans peuvent subsister, mais puisque les jeunes ne peuvent plus s’y développer, la réintroduction des moules perlières dans l’Our est perdue d’avance », assène le spécialiste.
La cause de cette disparition est l’envasement de l’Our qui s’est accéléré ces dernières décennies et qui est aujourd’hui total. Car contrairement aux moules marines qui se fixent sur les rochers, les moules d’eau douce s’enfouissent dans les graviers qui font le lit de la rivière. « Lorsque ceux-ci sont recouverts par la vase, leur habitat disparaît et elles sont condamnées. »
Ainsi, même dans un parc naturel, même dans une aire géographique qui a pourtant l’air préservée, la qualité de la rivière est si mauvaise que la biodiversité s’effondre. « Il est difficile de donner les raisons précises qui ont provoqué l’envasement de l’Our puisqu’aucune véritable recherche scientifique n’a été menée pour l’expliquer », souligne Yves Zeimes, coordinateur du partenariat de cours d’eau du Parc naturel de l’Our. « Sans connaissance approfondie du phénomène, on ne peut pas déterminer de solutions pour y remédier. », poursuit-il.
Plusieurs hypothèses sont avancées par les spécialistes sur le terrain. D’une part, le remembrement et l’arrachage des haies. Bien plus que les clôtures actuelles, les haies formaient une barrière naturelle contre l’érosion, notamment lors des fortes pluies. Sans ces remparts, les sédiments partent dans les cours d’eau, contribuant à leur envasement. Un autre facteur serait la présence excessive de nitrates, de phosphates et d’ammonium, apportés par l’agriculture et l’érosion des sols. Ces nutriments favorisent la prolifération d’algues qui, en se dégradant, se déposent au fond de l’Our. À cause des barrages inutilisés, mais toujours opérants, cet envasement est pratiquement définitif. D’autant qu’à l’heure actuelle, aucun plan n’est envisagé pour redonner au lit de l’Our sa morphologie passée.
Géographie et politique
Cet exemple illustre les grandes difficultés que connait le pays pour améliorer la qualité de l’eau de ses rivières. Les statistiques publiées par l’Administration de la gestion de l’eau (AGE) sont éloquentes. L’état écologique des eaux de surfaces est au mieux « moyen » (41 pour cent), sinon « médiocre » (vingt pour cent) ou « mauvais » (39 pour cent). Leur état chimique n’est « pas bon » pour la totalité. C’est au Grand-Duché que l’état écologique des rivières est le plus mauvais de toute l’Europe.
Contactés par le Land, les services de Serge Wilmes, ministre de l’Environnement, du climat et de la biodiversité, détaillent : « le Luxembourg se trouve sur la ligne de partage des eaux entre le Rhin et la Meuse, entraînant des bassins tributaires de cours d’eau à faible débit, particulièrement vulnérables aux périodes de sécheresse ou aux pollutions accidentelles. Avec l’une des plus fortes densités de population en Europe, le Luxembourg subit une pression sur l’utilisation du sol. » En clair, le faible débit des rivières luxembourgeoises favorise la concentration des polluants et donc leur mauvais état général.
Mais les explications géographiques ne suffisent pas. La qualité de l’eau est aussi le résultat d’investissements publics et, donc, de l’action politique. Il a fallu attendre que le pays soit brocardé par la Cour de justice de l’Union européenne pour que la question commence à être traitée sérieusement. En 2013, le Grand-Duché a été condamné à une amende de 2 millions d’euros, assortie de 2 800 euros d’astreinte par jour jusqu’à ce qu’un réseau de stations d’épuration soit jugé suffisamment efficient. Celui-ci en intégrait six : Beggen, Bonnevoie, Mersch, Hesperange, Uebersyren et Bleesbruck (près de Diekirch).
Cette condamnation faisait suite à un premier arrêt de 2006, qui pointait déjà des manquements graves dans la mise aux normes de plusieurs stations d’épuration. La majorité d’entre elles, de conception archaïque, misaient uniquement sur la mécanique de sédimentation et, lors des grosses pluies, l’excédent se déversait dans les rivières. Ce n’est qu’en 2018, à l’inauguration de la modernisation de la station d’épuration de Bleesbruck, que le pays respectait enfin ses obligations. Le montant total de l’amende s’élevait alors à plus de six millions d’euros.
800 millions de subventions
Depuis 2013, on note un changement de paradigme de la part des gouvernements successifs. Selon les informations données par l’AGE, « le Fonds pour la gestion de l’eau a accordé des participations étatiques pour le volet ‘assainissement’ à hauteur de 800 millions d’euros ». Selon les projets, les subventionnements s’échelonnent de 33 pour cent à 90 pour cent. L’AGE indique également que « depuis 2013, 27 nouvelles stations d’épuration ont été mises en service, correspondant à plus de 90 000 équivalent-habitants, et vingt stations d’épuration existantes ont été agrandies et/ou modernisées, correspondant à plus de 650 000 équivalent-habitants. » Aujourd’hui, « il existe 128 stations d’épurations biologiques qui traitent environ 1 250 000 équivalent-habitants ». C’est deux fois plus que la population, mais le dimensionnement doit prendre en compte toutes les personnes qui vivent et travaillent au Luxembourg, ainsi que les besoins de l’industrie. Ce qui n’est toujours pas le cas.
La construction de neuf nouvelles stations d’épuration biologiques est au programme, « dont deux se trouvent en chantier et trois autres au stade d’études de faisabilité (engendrant éventuellement le raccordement à une autre station d’épuration biologique) et de planification. » En outre, les plans pour agrandir ou moderniser 62 stations d’épuration existantes sont prévus, dont trente à court terme. »
Les services de Serge Wilmes indiquent que « ces efforts ont permis de réduire de moitié les rejets d’azote des eaux urbaines en quinze ans, passant de 1 555 à 846 tonnes par an » et que « grâce aux travaux de renaturation dans la vallée de la Pétrusse à Luxembourg-Ville, la présence de poissons a été observée. » Ces investissements vont dans le bon sens, mais l’AGE reconnaît aussi qu’ils ne seront pas suffisants pour que le Luxembourg respecte les engagements pris dans le cadre du troisième plan de gestion constitutif de la directive-cadre eau (DCE) de l’Union européenne, qui s’achèvera en 2027. « Nous risquons une amende, mais de combien ou de quelle forme ? Nous n’en savons rien », avance Nora Welschbillig, chargée d’étude dirigeante au Service projets et coordination de l’AGE. Réaliste, elle admet que les normes européennes, objectivement très strictes, ne pourront vraisemblablement pas être atteintes partout. « L’Alzette, par exemple, ne sera jamais en très bon état. Il faut mettre en œuvre le plus de mesures possibles pour l’améliorer tant que nous pouvons, mais atteindre le vert semble illusoire. »
Le ministère de l’Environnement pointe le manque de finesse analytique du principe « one out – all out », appliqué par la Commission européenne. Il explique que « si un des paramètres est déclassant (critères chimique, biologique ou hydromorphologique, ndlr), toute la masse d’eau est déclassée, rendant difficile la mise en avant des progrès effectués. »
Retard stabilisé
Les conclusions du rapport de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur la mise en œuvre de la directive-cadre eau publiées le 4 février dernier sont sans appel, pratiquement chaque page contient son lot de reproches. Le premier concerne la forme sous laquelle les informations ont été transmises, le Luxembourg n’a pas soumis de rapport électronique complet à la date limite de septembre 2023. « L’évaluation de la Commission s’est basée sur des documents PDF, ce qui limite la comparabilité et la transparence des données », indique-t-il.
Le rapport note que « depuis 2015, une nouvelle détérioration de l’état écologique est signalée au Luxembourg. On s’attend à ce qu’aucun des bassins versants n’atteignent un bon état écologique d’ici 2027. » Les nutriments et pesticides issus de l’agriculture et les pressions hydromorphologiques (modifications physiques des cours d’eau, présences de barrages artificiels, altération des rives…) sont les principales pressions identifiées. L’hydromorphologie pose des problèmes sur 101 des 106 masses d’eau que comprend le pays, tandis que le mauvais état chimique est principalement dû à quelques substances : hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), mercure, cadmium, fluoranthène et cyperméthrine.
Même les zones protégées Natura 2000 sont dans un état qui est qualifié de « défavorable ou mauvais », les rapporteurs regrettant qu’« aucun objectif ou mesure supplémentaire concernant l’eau n’a été fixé. »
Les recommandations qui concluent le document sont explicites. Le pays doit « accroître son niveau d’ambition et accélérer les actions afin de réaliser autant que possible le grand écart qui permettra d’atteindre un bon état/potentiel écologique et un bon état chimique pour ses eaux de surface, ainsi qu’un bon état chimique et quantitatif (y compris les besoins des écosystèmes dépendants ou associés) pour les masses d’eau souterraine. »
Même la façon dont le pays finance ses efforts est remise en cause : « le Luxembourg devrait clarifier la manière dont les analyses coût-efficacité sont utilisées pour hiérarchiser les mesures, y compris dans une perspective à long terme. » Nora Welschillig synthétise le tout en une formule : « Nous avons beaucoup investi ces dernières années, mais la situation de départ était tellement mauvaise que cela n’a servi qu’à stabiliser notre retard, pas à atteindre le niveau où nous devrions nous situer. »
On peut alors s’interroger sur la légitimité à donner aux travaux de préparation du quatrième plan de gestion, qui démarrera en 2027, alors que les objectifs du troisième ne seront pas atteints. « Ils sont très importants parce qu’ils nous permettent d’actualiser les états des lieux et de revoir les hypothèses lorsque nous constatons que les mesures prises n’ont pas été efficaces », relève Cécile Prüm, du Service projets et coordination de l’AGE.
Un des axes principaux du plan de gestion à venir portera sur la communication vers le public, jugée largement déficiente. L’AGE veut pour mieux faire comprendre l’intérêt de son travail à la population. Si les progrès sont réels en matière de traitements des eaux usées, c’est aussi parce que les acteurs sont les communes et les syndicats intercommunaux. En matière d’hydromorphologie, les avancées sont beaucoup plus lentes, car elles demandent de convaincre de nombreux propriétaires.
Le Grand-Duché compte en moyenne un barrage par kilomètre de rivière, dont la grande majorité n’a plus d’intérêt économique. Ils bloquent les flux d’eau, tronçonnent les rivières en section souvent infranchissables par les poissons et les animaux qui y vivent et concentrent les pollutions. Pour régler le problème, il suffirait de les détruire, « mais ces barrages appartiennent souvent à des personnes privées très attachées à leur propriété et qui ne veulent pas y toucher », souligne Nora Welschbillig. Le fait que les travaux doivent être préfinancés par les propriétaires avant d’être intégralement remboursés par l’État ne facilite pas la prise de décision. Le ministère de l’Environnement précise qu’« en 2025, une table ronde nationale est prévue pour accélérer les projets de renaturation des cours d’eau. »
Les pratiques agricoles vertueuses devront être également valorisées, afin de montrer que les efforts payent et pour capitaliser sur la valeur de l’exemple. Serge Wilmes reconnaît que « l’essor économique et social du Grand-Duché dépend d’une gestion intégrée des ressources en eau, particulièrement importante face au changement climatique. Cette gestion inclut également la protection contre les inondations et la sécurisation de l’approvisionnement en eau potable. Les coûts pour la société seront nettement plus importants en cas de ‘status quo’ ».
En attendant, au moulin de Kalborn, les petites moules perlières poursuivent leur croissance dans la station d’élevage. Orphelines de la rivière qui se trouve à quelques mètres, elles seront réintroduites dans des cours d’eau allemands où elles contribueront à la redynamisation d’écosystèmes. D’autres espèces, comme la mulette épaisse, seront relâchées dans rivières luxembourgeoises ou belges. Le travail de cette station d’élevage pionnière en Europe n’est donc pas vain.