Chroniques de l’urgence

Le ripolinage d’un État policier

Photo: AFP
d'Lëtzebuerger Land du 14.10.2022

Dans moins d’un mois doit s’ouvrir à Sharm-el-Sheikh, station balnéaire égyptienne située à la pointe sud de la péninsule du Sinaï, la « Conference of the Parties » (COP) de la Convention-Cadre des Nations Unies sur le changement climatique (UNFCCC), 27ème du nom. La première avait été organisée en 1995 à Berlin. Depuis, ces rencontres annuelles ont eu lieu un peu partout sur le globe (même si l’Europe a été largement privilégiée) : ainsi, à Kyoto en 1997, à Milan en 2003, à Nairobi en 2006, à Copenhague en 2009, à Varsovie en 2013, à Glasgow l’an dernier. Celle de 2023 est prévue à Dubaï.

Tous les pays hôtes ont excellé dans l’art de présenter sous un jour favorable leur engagement climatique, et l’Égypte n’est pas en reste. Alors qu’elle a allègrement bétonné le littoral sur une trentaine de kilomètres, Sharm-el-Sheikh est présenté comme une « cité de paix, de mangroves et de durabilité » dans un clip de bienvenue mettant en scène un groupe de visiteurs à la dégaine de globe-trotters décontractés. Ils y goûtent au plaisir de la plongée sous-marine ou d’une visite effectuée dans le désert à l’aide de véhicules électriques chargés à l’aide de panneaux solaires pour y chevaucher des chameaux. Sur le site officiel de la conférence, le président Abdel Fattah El-Sissi assure que l’Égypte « ne reculera devant aucun effort pour s’assurer que la COP27 devienne le moment où le monde passe de la négociation à l’implémentation et où les mots sont transformés en actions, et où nous nous engagerons collectivement sur le chemin de la durabilité, d’une transition juste et, le moment venu, d’un avenir plus vert pour les futures générations ».

Face à ces images et paroles qui fleurent bon le greenwashing décomplexé, on pourrait être tenté d’oublier la réalité politique de l’Égypte aujourd’hui, qui est celle d’un État policier implacable. Bien que rarement mentionnée dans les médias occidentaux, qui s’y sont en quelque sorte habitués, la répression qu’exerce le régime égyptien est massive et sans merci. Elle vise les contestataires, mais aussi les LGBT. Le dernier rapport d’Amnesty International sur le pays se lit comme une litanie d’atteintes graves aux droits de l’homme : liberté d’expression et d’association « sévèrement réprimés », autorités visant les défenseurs des droits de l’homme, les politiciens d’opposition et activistes « au moyen de convocations irrégulières, d’interrogatoires coercitifs, de mesures de probation extrajudiciaires, d’enquêtes pénales, de procès iniques et de l’inscription sur une ‘liste des terroristes’ ». Détentions arbitraires par milliers, procès « d’une iniquité flagrante », « disparitions forcées » et torture utilisées « sans relâche », conditions de détention « cruelles et inhumaines », condamnations à mort prononcées « à la suite de procès manifestement iniques », et exécutions, « notamment pour des infractions à la législation sur les stupéfiants », tout y est. Amnesty relève aussi que les autorités « n’ont pas enquêté de façon adéquate sur les violences sexuelles et liées au genre » et ont adopté « une loi sapant davantage encore les droits et l’autonomie des femmes ». « Des personnes LGBTI ont été arrêtées, poursuivies et condamnées à de lourdes peines d’emprisonnement en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre ».

On comprend que c’est avec un goût de cendre dans la bouche que les activistes du climat se préparent à se rendre à cette grand-messe, du 7 au 18 novembre, sponsorisée entre autres par Coca-Cola. Dans une ville coincée entre la Mer Rouge et le désert, où une mise en scène soignée tentera d’accréditer les affirmations grandiloquentes du maréchal Sissi, la police aura beau jeu de faire taire toute tentative de faire entendre des voix dissonantes. Comment les militants peuvent-ils espérer dès lors peser sur des négociations qui sont traditionnellement accompagnées de manifestations dites « de la société civile » ? Après avoir abordé la finance, la décarbonation, l’adaptation et l’agriculture la première semaine, la COP est censée se pencher durant la seconde sur les questions de genre, d’eau et de biodiversité – quel crédit accorder à ces discussions alors que l’Égypte présente sur les questions des minorités sexuelles et de la place des femmes dans la société un bilan déplorable ?

À tout le moins, cette conférence aura l’avantage de mettre en lumière l’incompatibilité absolue entre action climatique et dictature. Contrairement aux clichés sur les « khmers verts » volontiers véhiculés par les milieux conservateurs, non seulement la transition écologique et l’autoritarisme ne font pas bon ménage, mais l’exercice libre des droits civiques est un pré-
requis fondamental si l’on veut mettre en œuvre les changements sociétaux liés à la décarbonation. Sans liberté d’expression, sans débat public, sans remise en cause du patriarcat, sans participation citoyenne, il est, de fait, impossible d’amorcer les transformations nécessaires.

Même si l’Accord de Paris en 2015 reste un jalon sans lequel notre avenir serait bien plus sombre qu’il ne l’est déjà, égrener la liste des COP, c’est dérouler le récit d’un échec collectif retentissant. Conférence après conférence, année après année, le monde y a enregistré son incapacité de se libérer du piège des énergies fossiles. Le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, ne semble pas trop optimiste avant celle qui se prépare dans le Sinaï : « Le travail à venir est immense – aussi immense que les impacts climatiques que nous voyons dans le monde entier », a-t-il déclaré lors d’une réunion préparatoire. Et de rappeler quelques exemples récents : « Un tiers du Pakistan inondé. L’été le plus chaud en 500 ans en Europe. Les Philippines dévastées. Tout Cuba sans électricité ».

Le fait que la Conférence des parties 2023 ait d’ores et déjà été attribuée à un pays autoritaire – et membre de l’OPEP – ne dit rien qui vaille sur le processus politique censé mettre la planète sur les rails d’un réchauffement limité à 1,5 degré. Aussi, réformer la méthode d’attribution de ces rencontres annuelles pour s’assurer qu’elles soient organisées à l’avenir par et dans des pays garantissant un minimum de droits humains semble-t-il être… un minimum. Une tâche liminaire très concrète à laquelle gagneraient à s’atteler les 90 chefs d’État attendus en Égypte les 7 et 8 novembre..

Jean Lasar
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