Doudege Wénkel

Cops interlopes

d'Lëtzebuerger Land du 28.09.2012

C’est glauque, une ville la nuit. Du moins, le Luxembourg que montre Christophe Wagner dans son premier long-métrage de fiction Doudege Wénkel (Angle mort), produit par Claude Waringo pour Samsa Film (avec un budget riquiqui de 2,5 millions d’euros) et qui sortira en salles mercredi prochain, 3 octobre. Car le réalisateur vient du documentaire hyperréaliste, comme Doheem en 2004, sur les foyers de jeunes, ou Lignes de vie, 2001, des portraits de plusieurs sans domicile fixe, toxicomanes et prostituées. Donc, « la face cachée du Luxembourg » que promet la campagne de promotion du film, il connaît. Et cette ville interlope, ses hôtels de passe et ses snacks kebab pourris, ses filles de joie et ses squats de toxicos, joue forcément aussi un rôle essentiel dans Doudege Wénkel, dans lequel soit il fait nuit, soit il pleut – et parfois même les deux. On est loin du Luxembourg de carte postale de la génération des Philippe Schneider.
Et cette ambiance va très bien avec un polar – « le premier polar en langue luxembourgeoise », selon les producteurs, bien qu’il y ait eu Congé fir e Mord (Paul Scheuer, 1983) et Dammentour (Afo, 1992) bien avant, mais soit. L’angle mort étant cet endroit précis, dans un rétroviseur par exemple, qui se situe à l’interstice entre deux champs de vision et où on perd de vue une voiture qui approche, le film raconte l’histoire d’un tel angle mort dans une enquête policière : alors qu’Olivier Faber (Jules Werner), inspecteur auprès de la Police judiciaire, est suspendu pour agression d’un collègue de travail, son frère Tom (Mickey Hardt) est tué à bout portant dans sa voiture, de nuit, sur un parking. L’inspecteur Hastert (André Jung), qui mène l’enquête, tient pourtant à ce que Faber soit réintégré et le rejoigne – ce que d’autres collègues trouvent difficile, comme Olivier est trop impliqué émotionnellement dans ce cas. Les deux flics formeront ce couple si typique du vieux désabusé et malade, qui veut quitter le métier sur une affaire élucidée – mais qui cache bien autre chose encore que son cancer – et du jeune chien enragé qui en veut à la terre entière, gonflé à bloc, qui n’est pas toujours très regardant sur l’éthique de son métier.
Et ce couple typique du polar est incarné à merveille par ce duo André Jung et Jules Werner, deux personnages extrêmement renfermés, individualistes, occupés à leurs affaires sentimentales, qui fonctionnent l’un à côté de l’autre plutôt qu’avec l’autre. À une exception près, leurs dialogues concernent uniquement leur affaire criminelle à élucider, ils ne rigolent pas ensemble (le film est cent pour cent sans humour, c’est dommage), ne sortent pas ensemble, ne se font pas de confidences. Jules Werner est effectivement gonflé à bloc, a fait de la muscu et du fitness pour avoir un corps de sportif – et tenir sur un tournage très physique –, alors qu’André Jung maîtrise avec brio l’incarnation de la maladie, ne craint pas la chute. Beaucoup entre eux se passe dans le non-dit, dans le regard, un échange, une absence, un regard dans le vide.
Ils sont entourés par un casting impeccable : Luc Feit, Brigitte Urhausen, Nicole Max et même Gilles Soeder ne sont pas seulement des rôles, mais de véritables personnages, comme on peut en rencontrer dans la PJ : la jeune ambitieuse, la rigoriste, le benêt qui prend la tête à tout le monde... D’ailleurs la Police grand-ducale, qui a largement coopéré au film en mettant par exemple à disposition ses locaux, en apprenant à Jules Werner le maniement d’une arme ou en mettant à disposition son hélicoptère pour une poursuite, en prend également pour son grade par la seule description de ses conditions et méthodes de travail (sous-effectif, enquête bâclée, pas de médecin légiste sur place etc).
Si les dialogues sont justes – Christophe Wagner a écrit le scénario du film avec Frédéric Zeimet – et la langue luxembourgeoise utilisée de manière tout à fait naturelle (Jhemp Hoscheit en a fait l’adaptation), le film est le plus intéressant quand il s’aventure dans les méandres de la criminalité financière, Olivier cherchant à établir une piste qui mènerait vers une société d’investissement multinationale douteuse. Collusions entre le monde politique et la finance, tentatives d’obstructions de l’enquête, montages complexes de sociétés entre le grand-duché et des îles offshore (bon, l’histoire de la vente d’armes vers la Corée du Nord est un peu grosse quand même), tout y passe et c’est passionnant. Malheureusement, les scénaristes quittent alors cette piste pour revenir vers l’intimiste, qui est beaucoup plus convenu.
Outre la qualité des acteurs et de la mise en scène, Doudege Wénkel est surtout un plaisir esthétique : il y a des images absolument époustouflantes tournées en seize millimètres pour leur grain et leur côté un peu sale (directeur de la photographie : Jako Raybaut), comme un film d’enfance qu’on voit à travers un très gros plan sur la pupille d’un œil, le plan rapproché tête en bas sur Faber pensif, allongé sur son lit avec la musique à plein pot, ce jeu de foire qui arrive par surprise de gauche sur une image paisible de ciel d’été ou encore les nombreuses images nocturnes sous la pluie, si tristes qu’on a envie de se mettre une balle dans la tête. La course poursuite à pied à travers la grand-rue, tournée en décors naturels avec trois caméras, et qui s’achève sur une bagarre dans le rayon nourriture pour chats de la ménagerie de Josy Welter est déjà un moment d’anthologie du cinéma luxembourgeois. Et puis, le montage (chef monteur : Jean-Luc Simon) est fin, intelligent, et la musique composée par André Mergenthaler, avec des bouts de Sun Glitters, très juste pour en faire un des films esthétiquement les plus aboutis dans ce genre de cinéma jamais tourné par un réalisateur luxembourgeois.

josée hansen
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