Matériaux intelligents

Sur l’Internet des objets

d'Lëtzebuerger Land du 11.10.2013

Depuis 2009, le programme Pearl (Programme Excellence Award for Research in Luxembourg), initié par le Fonds national de recherche (FNR), a pour vocation d’attirer des chercheurs chevronnés en vue d’accélerer le renforcement des priorités nationales en matière de recherche, développement et innovation. Chaque année en moyenne, le FNR sélectionne un à deux candidats parmi les nombreux projets de recherche qui lui sont soumis. C’est dans ce cadre qu’a été retenu le professeur Jens Kreisel, nommé en septembre 2012 directeur scientifique du département Science et analyses des matériaux du CRP Gabriel Lippmann. Cet ancien directeur de recherches au CNRS de Grenoble et vice-président adjoint de l’Institut polytechnique de Grenoble a reçu un budget de cinq millions d’euros étalé sur cinq ans pour s’entourer d’une équipe de chercheurs, acquérir du matériel et développer une activité de recherche dans les matériaux mutlifonctionnels ou intelligents.

Mais que recouvre ce terme de « matériaux multifonctionnels » et en quoi la recherche dans ce type de matériaux peut-elle participer à la diversification économique du pays ?

À l’heure actuelle, un grand nombre de recherches a pour objet l’étude des matériaux multifonctionnels, dans lesquels plusieurs propriétés peuvent être potentiellement exploitées. On les appelle également des matériaux intelligents ou « smart » parce qu’ils sont capables de répondre « intelligemment » à une sollicitation extérieure. Une classe de matériaux en particulier intéresse les chercheurs car très prometteurs pour de potentielles applications : les multiferroïques.

Les multiferroïques sont des matériaux multifonctionnels par excellence. Ils possèdent simultanément plusieurs propriétés dites ferroïques : ferromagnétisme, ferroélectricité ou ferroélastiscité. En d’autres termes, les multiferroïques sont capables de s’aimanter sous l’effet d’un champ magnétique extérieur (ferromagnétisme), possèdent à l’état spontané une polarisation électrique qui peut être renversée par l’application d’un champ électrique extérieur (ferroélectricité) ou peuvent se déformer sous l’effet d’une contrainte mécanique (ferroélasticité).

Comprendre le fonctionnement de ces différentes propriétés physiques, les améliorer et les coupler au sein d’un même matériau présentent un grand potentiel pour des applications innovantes. Ainsi, grâce à des composés multiferroïques, alliant des propriétés électriques et magnétiques inhabituelles, il serait possible à l’avenir de fabriquer des mémoires numériques encore plus petites. Ce couplage mutuel entre les ordres ferroïques et les paramètres externes est au cœur des travaux de recherche du département « Sciences et Analyses des Matériaux » dans le cadre du projet Pearl.

« Dans le vaste domaine des matériaux ferroïques, nous nous sommes concentrés sur quelques thèmes spécifiques », précise Jens Kreisel. L’un d’entre eux concerne le matériau piézoélectrique, à savoir le couplage de polarisation et de déformation. Le matériau piézoélectrique se polarise électriquement sous l’action d’une déformation mécanique et, réciproquement, se déforme lorsqu’on lui applique un champ électrique. Ce type de réponse « intelligente » trouve un très grand nombre d’applications dans la vie quotidienne : de l’allume-gaz au déclencheur d’airbag en passant par l’injecteur automobile, l’imagerie médicale et les senseurs. Toute la problématique de cette électronique dans le futur sera de faire en sorte qu’ils consomment le moins d’énergie possible et soient autonomes, c’est-à-dire qu’ils puissent se recharger sans qu’on ait à les brancher sur une prise de courant.

« L’énergie est en principe partout, poursuit Kreisel. Elle se forme lorsque vous marchez sur le sol, lorsque vous bougez les bras et que des frottements se créent dans le tissu de votre chemise ou lorsqu’un tram passe et émet des vibrations. Un des objectifs de ma recherche est de parvenir à récupérer de telles énergies ambiantes (energy harvesting en anglais) et de le faire avec des matériaux piézoélectriques non nocifs pour l’environnement et la santé – les meilleurs piézoélectriques à l’heure actuelle sont à base de plomb ! – et intégrés dans des dispositifs à base de nanomatériaux, des matériaux à l’échelle nanométrique. » Cette plus grande mobilité électronique sera un des grands enjeux de demain, au même titre que l’Internet des objets (Internet of things). À l’avenir, l’interaction avec des objets ne se fera plus seulement au moyen de puces électroniques ou d’ordres spécifiques transmis par un écran tactile, mais aussi entre les objets eux-mêmes.

Cet Internet des objets passera notamment par une généralisation des capteurs, une intelligence réalisée à partir de mesures comme le bulletin météo de demain, la détection des horaires de sommeil, les habitudes alimentaires, l’itinéraire quotidien à vélo, les médias appréciés en fonction de l’heure et des occasions, etc. On pourrait ainsi imaginer un T-shirt avec toute une série de minuscules capteurs incorporés dans le tissu et capables de mesurer la tension artérielle, le rythme cardiaque ou la température du corps et d’envoyer toutes ces données directement au médecin traitant ou à l’utilisateur lui-même. On pourrait aussi envisager de placer des senseurs dans un fleuve ou – pourquoi pas ? – dans le robinet pour fournir, à intervalles réguliers, des informations sur la qualité de l’eau.

Mais, dans un cas comme dans l’autre, ceci va requérir une autonomie en énergie que l’on pourrait obtenir en plaçant dans le dispositif un matériau piézoélectrique qui se déforme par les mouvements du corps dans l’un ou par les vibrations produites par l’eau dans l’autre. Des applications basées sur ce principe de la récupération de l’énergie ambiante existent déjà à l’heure actuelle comme, par exemple, la piste de danse durable. Lancées aux Ètats-Unis puis en Europe, des boîtes de nuit écolos disposent d’une installation qui récupère l’énergie produite par les mouvements des danseurs et la convertit en électricité alimentant l’éclairage au sol.

Si les matériaux piézoélectriques représentent un pan important de ce projet Pearl, il n’est pas pour autant le seul sujet de recherche. Les matériaux photo-ferroélectriques constituent un deuxième thème. Ces matériaux possèdent comme propriété de réagir à la lumière en devenant localement, à l’échelle nanoscopique, des conducteurs électriques. L’équipe du professeur Kreisel cherche à comprendre comment améliorer ces matériaux et comment les porter vers des applications innovantes.

Viennent ensuite les multiferroïques magnéto-électriques ou les couplages d’ordres électrique et magnétique. Les matériaux ferromagnétiques sont utilisés dans des mémoires d’ordinateurs. Sur ce type de matériaux, il est difficile et coûteux en énergie d’inscrire des informations mais facile de les lire. Il existe également des mémoires ferroélectriques que l’on retrouve sur certaines consoles de jeux. Sur ces mémoires, à l’inverse, il est facile d’écrire des données, mais plus difficile de les lire. L’idée est de combiner le meilleur des deux mondes pour les mémoires, mais aussi pour d’autres applications de demain.

La quatrième et dernier volet de ce projet Pearl a pour objet la création de propriétés inattendues à l’interface entre deux matériaux comme, par exemple, une interface conductrice entre deux matériaux isolants.

Les thèmes développés par ce projet Pearl sont assurément porteurs, mais seront-ils suffisants pour séduire les entrepreneurs en demande d’innovation ? « Les travaux de recherche que nous entreprenons à l’heure actuelle sur les mutliferroïques n’ont pas qu’une portée scientifique, se défend Jens Kreisel. Notre objectif est de créer dans les cinq années à venir un environnement et une expertise dans des secteurs d’avenir qui inciteront des entreprises, étrangères ou non, à venir s’installer dans le pays et à y créer des infrastructures. Prenons l’exemple d’un grand groupe industriel confronté à des problèmes de récupération d’énergie. Chez nous, il trouvera un savoir-faire et une plate-forme technologique aptes à lui apporter à terme des solutions concrètes et applicables sur le plan industriel. »

Stéphane Etienne
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