La femme qui criait au loup

d'Lëtzebuerger Land du 02.05.2025

Une fois encore, le colonel Moulinart doit quitter le cocon de son château à Bourschent pour élucider une affaire qui, sans lui, eût été classé sans suite. Alors que la ville d’Esch-sur-Alzette célèbre son année culturelle et que les édiles locaux cherchent à camoufler le passé interlope et un peu crade du quartier de la Grenz sous le déguisement d’une métropole gentrifiée, la découverte de quelques os humains fait d’abord se hausser les sourcils de quelques politiciens inquiets surtout que cet incident ne vienne perturber les festivités avant qu’on ne finisse par voir l’avantage à ce que ces ossements aient été trouvés à un endroit où le tracé de la frontière franco-luxembourgeoise est sujet à interprétation.

Pendant que la France et le Luxembourg se renvoient donc la balle, le Luxembourg arguant qu’il incombe à la France de mener l’enquête et vice versa, l’enquêteur commence à se dire que l’emplacement géographiquement ambivalent des résidus humains est un peu trop propice pour qu’il s’agît là d’un hasard. Au gré d’une enquête qu’il doit mener clandestinement – il n’est plus « ni policier, ni juge ni même détective », comme ni le narrateur ni Moulinart ne se fatiguent pas de nous l’asséner au moins sept fois1, le vieux militaire se plonge dans le passé criminel d’Esch.

Que ceux et celles qui ont un peu perdu la notion des pérégrinations antérieures de Moulinart soient rassurés : nul besoin d’avoir lu les précédentes aventures pour comprendre l’intrigue de Des loups chez les Luxos ou identifier les personnages récurrents de l’univers de Jacques Steiwer tant le narrateur nous rappelle constamment qui est qui, au point où l’on se demande si l’auteur ne s’est pas perdu lui-même dans le labyrinthe de son intrigue ou s’il n’a pas été pris de fascination pour la combinaison de clavier copier-coller, à laquelle le roman pourrait constituer une sorte d’hommage oulipien. Ainsi, les personnages, comme dans un dessin animé où chacun porte éternellement les mêmes vêtements, s’esquissent en deux trois coups de pinceaux linguistiques, que l’auteur réitère de façon sérielle. Plus que l’intrigue et sa résolution, quelconques et prévisibles, c’est la vision du monde qui se dégage de cette fiction qui mérité d’être analysée.

Des loups chez les Luxos est, de fait, un éloge du vieil âge et de la masculinité, ce qui est assez logique puisqu’écrire des policiers est devenu, à Luxembourg, l’apanage de vieux retraités mâles comme Marco Schank, Jacques Steiwer ou autres auteurs de crime.lu qui brodent des meurtres violents sur le canevas de leurs jours paisibles. Là où les jeunes sont au mieux dévorés par les ambitions politiques, au pis des esclaves d’une intelligence artificielle dont ils s’apprêtent à préparer le règne incontesté, se réduisant eux-mêmes au rang de simples corps destinés à nourrir la machine, ce sont les vieux et leurs intuitions qui permettent de rétablir une vérité qui, dans le monde d’aujourd’hui, est devenue malléable. Car dans un monde dont les tenants et aboutissants échappent de plus en plus au colonel Moulinart, la vérité est devenue un simple concept, une notion vague plus qu’un enchaînement de faits que l’enquêteur doit restituer. Alors que les policiers sont devenus de simples administrateurs qui s’occupent d’enregistrer des plaintes relatives à des portières rayées ou autres broutilles, ce sont Moulinart et Hégert le légiste qui bravent les interdits de la technocratie pour rétablir le vrai.

Notons qu’ils ont cependant besoin, pour ce faire, de l’assistance d’un teckel gériatrique et de celle de François Bucq, dit le Gäk, qui, « suçant » sans cesse son joint, est l’un des personnages fictionnels les plus énervants qu’il m’ait été donné de rencontrer, au point que j’en suis venu à me rassurer qu’il y ait, entre lui et le lecteur, le cordon de sécurité de la fictionnalité – le Gäk étant à l’univers du roman policier ce que Jar Jar Binks était à celui du space opera, le bénéfice de l’extraterrestrialité en moins.

Un des corollaires de cette vision rétrograde est que les femmes y ont certes une place – mais celle-ci se trouve ou bien derrière le four (l’épouse Moulinart), ou encore à ras le sol, comme dans le cas d’Adèle Wyland, qui commence sa carrière romanesque comme « technicienne de surface » dans un cabaret pour la finir comme crazy cat lady à Lasauvage, où elle joue le rôle peu féministe de la « folle du village » qu’un insupportable personnage de psychanalyste promeut au rang de cas d’étude au cours d’un séminaire de fac où elle tient le rôle du monstre à exhiber.

Sur le plan politique au contraire, les femmes n’existent tout simplement pas, abstraction faite de madame Richard, la maîtresse du maire, sorte de version affaiblie de Lady Macbeth. Et quand les femmes finissent par avoir un peu de pouvoir, c’est en vendant leur corps, de la came, ou les deux. On comprend bien que, dans le monde de Steiwer, par galanterie, les hommes délestent les femmes du lourd fardeau de la pensée.

Si une œuvre de fiction n’a pas à se justifier sur la manière dont elle verse des éléments du réel dans sa concoction romanesque et que l’auteur est donc libre de donner de la ville d’Esch-sur-Alzette la contrepartie fictionnelle qui lui plaît, il n’est jamais anodin de considérer quels sont les éléments du réel importés dans la fiction – et quels éléments ne le sont pas. La ville d’Esch telle qu’elle apparaît dans Des loups chez les Luxos est en maint points similaire à l’original, bien que Steiwer aseptise quelque peu l’échec que fut l’année 2022 dont l’histoire en elle-même pourrait aboutir à une enquête policière plus palpitante que celle offerte par Steiwer.

Sur le point politique, l’Esch de Steiwer diffère pourtant de la ville réelle puisque, en l’année de la capitale européenne de la Culture, le parti socialiste est encore au pouvoir, dont le narrateur fustige l’édulcoration néolibérale. Dans la fiction, ce n’est qu’après l’année culturelle que ce parti finit par perdre aux élections pour se voir remplacer par le parti chrétien-social mené par un certain Georges Richoux (!).

Un deuxième corollaire est que dans ce monde post-factuel esquissé par Steiwer, une des prémisses du roman policier ne tient plus la route : on le sait depuis Agatha Christie, l’enquêteur est là pour rétablir un ordre sociétal renversé par l’irruption d’un déséquilibre causé par un criminel, choses qui ont pas mal changé avec le roman noir et son enquêteur hard-boiled, pour qui les frontières morales entre le bien et le mal sont aussi floues que celles qui traversent les régions frontalières à Esch.

Si on a pu lire, dans un article rédigé dans ces pages (d’Land 22.03.2024), que les raisons pour lesquelles la Luxemburgensia privilégiait souvent le paragenre du policier à celui des littératures de l’imaginaire étaient d’ordre esthétique et politique, la lecture du roman de Steiwer rajoute une explication métaphysique et éthique : si la violence du roman policier permet à l’auteur et à ses personnages vieillissants de regarder en face cette violence ultime qu’est la finitude de la vie en se consolant que le monde qu’ils quitteront n’aurait plus été le leur, la génération qui suit ne croit plus en la restauration de l’ordre promise par la constellation du roman policier, puisque cet ordre est aussi celui, idéologiquement contaminé, de ces vieux mâles qui enquêtent.

Dans Des loups chez les Luxos, cela devient flagrant quand Moulinart interroge Mars Corrado, un homme politique que fait chanter un inconnu qui a trouvé des clichés où il se trouve dans des positions compromettantes avec une demoiselle de compagnie dans un cabaret. Moulinart le rassure : tu n’es pas coupable, lui dit-il, alors même qu’il vient de comprendre, en lisant le journal intime d’Adèle Wyland, la bipolaire retrouvée pendue dans sa demeure, que cette femme a basculé dans la folie après que Mars Corrado l’ait engrossée et convaincu d’avorter pour ne pas devoir assumer la paternité d’un rejeton. Pour Moulinart, tout cela n’est pas bien grave. Il romantise la patiente schizophrène tout en s’aveuglant sur la responsabilité véritable de Corrado dans la folie de cette femme. S’ouvre ici une autre enquête, délaissée par Moulinart qui préfère suivre le cliché du roman policier selon lequel il faut chercher la femme et qui finit par une coupable. Une contre-enquête qu’on voudrait mener, suivant en cela la critique interventionniste d’un Pierre Bayard qui propose d’aller sur le terrain de la fiction pour aller réparer les écueils de ses enquêteurs – et, dans notre cas, réhabiliter la femme qui criait au loup.
 

Jacques Steiwer, Des Loups chez les luxos, 232 pages, Éditions Phi

1 Comme d’habitude, le lectorat chez Phi est inexistant, d’où s’ensuivent non seulement de multiples fautes de français, mais encore et surtout des répétitions incessantes ainsi que des incohérences sémantiques et temporelles : à la page 77, le printemps pointe le bout de son nez puis, aux pages 99 et 153, on nous dit que le printemps de la même année pointe le bout de son nez, comme si les personnages se trouvaient malgré eux et, surtout, malgré l’auteur, dans Groundhog Day

Jeff Schinker
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