L'Étranger

Le Mersault d'Hoffmann

d'Lëtzebuerger Land vom 16.01.2003

« J'ai résumé L'Étranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu'elle est très paradoxale : 'Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort.' », évoque Albert Camus lors de son dernier entretien, en 1959.

 

Meursault, le narrateur, est un modeste employé de bureau de la ville d'Alger. Le récit démarre le jour de l'enterrement de sa mère. Au petit matin, il reçoit un télégramme de l'asile de vieillards de Marengo, situé à quatre-vingt kilomètres d'Alger, lui annonçant son décès. Cette femme avec laquelle il n'avait plus de points en communs, à laquelle il n'avait plus rien à dire, séjournait dans l'hospice depuis trois années.

 

Pour accompagner la dépouille mortelle de sa mère lors de son enterrement, le jeune Meursault demande un congé. Il fait chaud et pendant le voyage le jeune homme s'endort dans l'autobus. L'asile étant à deux kilomètres du village, Meursault termine le trajet à pied.

C'est à ce moment que débute l'adaptation et la mise en scène de l'Étranger de Camus par Frank Hoffmann. Une pièce itinérante à laquelle nous avons droit en ce moment encore au Forum Geesseknäppchen. L'Étranger a été écrit par Albert Camus en 1957. Il s'agit d'un bref parcours de la vie d'un jeune homme qui n'attend rien de la vie, un anti-héros en expectative. L'histoire se déroule donc à Alger, à l'époque où il n'était pas encore évident si l'Algérie était une sorte de région française ou un pays à part entière, c'était juste avant la guerre d'Algérie, si tant est qu'on puisse nommer ces évènements ainsi tellement encore maintenant en France ils sont mal digérés, voire même dissimulés.

 

Plusieurs étapes de la vie de Meursault sont développées dans le roman, ainsi sans trop en révéler (surtout pour celles et ceux qui auront encore la chance d'assister à la pièce), plusieurs tableaux géographiquement séparés ont été organisés dans la mise en scène luxembourgeoise. La première étape correspond ainsi à la procession vers (on s'imagine) les hauteurs du village dans lequel Meursault pourra veiller la dépouille de sa mère. Étrange sensation pour un simple spectateur d'une pièce, que de participer à un enterrement. C'est la proximité avec la symbolique de la mort institutionnel qui produit cet effet. 

 

La deuxième étape emmène physiquement le public dans les vapeurs d'Alger, autour de l'appartement dans lequel réside Meursault. Là se fait la rencontre avec Raymond, un pote qui a tendance à « manquer » aux femmes. Et puis Salamano et son chien pourri, Céleste, le restaurateur du coin, la femme automate et Marie Cardona, petite brune piquante, dont Meursault « eut envie à l'époque ». On les voit évoluer dans l'allégresse, la simplicité du quotidien. Ils se restaurent, vont au cinéma, font l'amour, nagent. Mais Meursault seul face à lui-même semble désoeuvré, il passe son temps à observer la vie qui défile devant lui, sans implication. La voix de Camus lui-même qui accompagne la mise en scène tout au long dit au nom de Meursault « j'ai pensé que c'était toujours un dimanche de tiré, que maman était maintenant enterrée, que j'allais reprendre mon travail et que, somme toute, il n'y avait rien de changé. »

 

Troisième tableau, celui de l'après-midi à la plage, avec Marie et des amis : Après le déjeuner chez les Massons, les hommes font un tour à la plage. Le public en face, à la place de la mer les scrute du regard. Ils font la rencontre avec des Arabes, frère et ami de l'ancienne copine de Raymond, laquelle l'a dénoncé aux flics après qu'il l'ai molestée. Ils s'énervent, ils se battent, une arme à feu apparaît et tout retombe. Seulement Meursault est poussé par l'envie d'aller se balader encore, la chaleur l'écrase. Dans une sorte de semi-conscience, il se retrouve face à l'Arabe qui dégaine son couteau brillant, lui ébloui par le couteau et le soleil, serre le revolver de Raymond, qui est resté dans sa poche. Il le sort, sa main crispée déclanche le coup, l'arme tire une fois, et puis trois fois encore. La scène dans la pièce est représentée de manière schématique, tout est calculé. Mais Thierry van Verweke, le Meursault d'Hoffmann, incarnant le personnage avec beaucoup de charisme, manque ici cruellement de cette lenteur que l'on ressent à la lecture.

 

Ensuite, prison et puis dans un quatrième tableau le procès de Meursault. Il subit interrogatoires et considère « l'affaire simple ». Le procès aux assises est éprouvant, les questionnements, les témoignages des amis et connaissances de Meursault, tels qu'ils sont représentés dans la pièce d'Hoffmann, donnent presque le tournis. Mais c'est bien, c'est avec la procession, le moment de la pièce où l'on ressent vraiment la chaleur de l'Algerie, où l'on voit encore plus les visages des comédiens, les uns plus incroyables que les autres. Au milieu d'une cage, Meursault, égal à lui-même, demeurant là à coté de son propre destin, répond simplement, ne ment pas et se fait simplement condamné à mort.

 

Dernière étape, le face à face plus actif de Meursault avec l'aumônier. Dans l'attente de son exécution, Meursault a songé à son parcours, à Marie qui a cessé de lui écrire et il tente de donner des explications, d'affirmer pour une fois sa position face aux autres. Un passage vraiment bien amené par la mise en scène. C'est à croire que Frank Hoffmann, qui récemment déjà s'était doté d'acteurs éblouissants (Messieurs Merlin et Denis) pour sa version à lui de La solitude des champs de coton d'après Koltès. Bref non seulement Hoffmann sait apporter des nouvelles images au théâtre luxembourgeois mais en plus de ça il sait dénicher des têtes, des gueules même. Il y a celles et ceux qu'on a déjà vu ailleurs, bien sûr Marie-Paule von Roesgen, la juge en rouge et l'une des trois narratrices des Monologues du Vagin mis en scène par Maria-Lena Junker en novembre dernier. Et puis il y en a d'autres que l'on voit trop rarement ou encore jamais comme ça, tel Chris Anthony, cette figure luxembourgeoise qui apparaît surtout sur les plateaux de tournage, trop fondu dans la masse. Il est une véritable révélation dans le rôle de Raymond. Il se propulse en force et avec justesse dans les moments les plus émouvants de l'Etranger luxembourgeois. Aux côtés de Thierry van Werveke, les remarquables Christiane Rausch et Marie-Paule von Roesgen, Chris Anthony ont su rendre l'histoire efficace au théâtre. Une chose est néanmoins sûre, la nostalgie et l'immobilisme dans lesquels baigne le récit de Camus, malgré la forme périlleuse et les extravagances de la scénographie, ont bien été rendu par Hoffmann et sa troupe.

 

L'Étranger d'Albert Camus, mis en scène Frank Hoffmann, joué encore les 17, 20, 21, 22 et 23 janvier 2003 à 20 hrs au Forum Geesseknäppchen, renseignements et réservations au 26 44 12 70.

 

Karolina Markiewicz
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