Le groupe Rio Tinto a flairé un filon de lithium en Serbie. Une vague verte inédite s’oppose à la venue de l’entreprise et déstabilise du même coup le régime autoritaire du président Vučić qui y est favorable

Rivière rouge, marée verte

d'Lëtzebuerger Land vom 10.12.2021

Sous le slogan « Soulèvement écologique ! », ils étaient des dizaines de milliers à bloquer pendant plus de deux heures les principales artères et places de plus de quarante villes serbes samedi dernier. Notamment sur le pont névralgique, Gazela, sur l’autoroute E70/E75 qui traverse la capitale, Belgrade, et qui fait partie du corridor paneuropéen numéro 10. La foule hétérogène, mais en majorité jeune, est excédée par un environnement de plus en plus saccagé, une pollution atmosphérique quasi constante et l’intention du gouvernement de développer massivement l’extraction minière à l’ouest comme à l’est du pays. Elle a donc répondu à l’appel du réseau des associations écologiques (SEOS), du mouvement Kreni-promeni (bouge-change), mais aussi des partis politiques d’opposition, qui avaient prévenu que la « la Serbie s’arrêtera ». Et ce malgré les violences policières qui avaient marqué les blocages du week-end précédent, les avertissements que les participants seront tenus pénalement responsables et les « entretiens informatifs » menés par la police avec des militants et des journalistes la veille.

À l’origine de la mobilisation nationale, le projet Jadar de Rio Tinto, deuxième groupe minier mondial, qui prévoit d’exploiter du lithium à 150 kilomètres à l’ouest de Belgrade, près de la ville de Loznica. La compagnie anglo-australienne, fâcheusement connue entre autres pour avoir détruit des grottes aborigènes préhistoriques en Australie, et laissé un environnement et des sociétés dévastés sur l’île de Bougainville, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, a découvert la jadarite en Serbie lors d’une prospection menée en 2004. Ce minerai « magique », qui porte le nom de la vallée de la rivière Jadar, contient deux éléments devenus essentiels pour les téléphones, ordinateurs portables et voitures électriques, et stratégiques pour « la transition énergétique » et « l’économie verte » : le bore et le lithium. Selon les Accords de Paris, l’Union européenne (UE), pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, aura en effet besoin, d’ici 2030, de 18 fois plus de lithium qu’actuellement.

Estimant que près de dix pour cent des réserves mondiales de lithium se trouvent dans les entrailles de la Serbie, Rio Tinto a signé un mémorandum avec le gouvernement en 2017, accéléré la cadence et se prépare activement depuis un an à exploiter le gisement à douze kilomètres de Loznica dès 2022, avec l’ouverture d’une mine souterraine, à 600 mètres de profondeur. Pourtant, aucune étude d’impact sur l’environnement et les sociétés, qui vivent d’élevage et de cultures maraîchère, n’a été conduite. Une « opportunité historique » pour le président serbe Aleksandar Vučić qui promettait en début d’année, lorsque la résistance a commencé à s’organiser, que grâce à l’exploitation « du pétrole du XXIe siècle » on pourra ouvrir « la plus grande et la plus fantastique usine de batteries pour voitures électriques et faire prospérer toute la région ». « Cela me fait mourir de rire que des gens protestent », disait-il.

« Si cette mine voit le jour, notre village n’existera plus ! Il faudra nous passer sur le corps pour que ce projet ne démarre », s’exclame, déterminé, Zlatko Kokanović, vétérinaire et agriculteur à Gornje Nedeljice, un des bourgs qui risquent de se trouver au cœur de l’exploitation. Avec le collectif Ne damo Jadar (« Ne donnons pas le Jadar »), dont il est l’un des fondateurs, ce grand mince à la barbe grisonnante, père de cinq enfants, s’oppose de toutes ses forces à cette entreprise pharaonique. « Ma maison se situe à 200 mètres à vol d’oiseau de l’installation prévue pour transformer 4 500 tonnes de matériau par jour avec la technologie la plus sale qui soit. Et ce ne sont pas seulement mes 40 hectares de terres qui sont en danger, mais, selon les experts, 300 km2, 22 villages et 19 000 habitants, et nous n’avons aucune réponse aux questions posées sur la pollution, les dépôts de déchets, les eaux usées qui atteindront en bout de parcours le Danube, le bruit, les évaporations, sachant qu’il est prévu d’utilise 110 tonnes d’explosifs par mois, 300 000 tonnes d’acide sulfurique par an, des quantités infinies d’eau et d’électricité …», s’indigne Zlatko Kokanović, lors d’un entretien sur sa colline surplombant la vallée du Jadar, quelques jours avant le blocage massif du week-end dernier.

« Pour moi, ce n’est pas une opportunité ! On empoisonne la population ! On veut prendre au paysan le peu qu’il a pour survivre ! », s’écrie de son côté, ulcéré, Ivan Perić, un grand panier en osier rempli de maïs sur les épaules, les bottes entières couvertes de boue. Il est ulcéré parce que des quelque 500 bornes de forages de prospection remontent par capillarité des matières toxiques à la surface, et certains travaux atteignent des nappes phréatiques qui inondent les champs. Ivan Perić et Zlatko Kokanović refusent de vendre leurs terres, comme beaucoup des riverains auxquels Rio Tinto l’a proposé, pourtant au prix fort. « Ils n’ont réussi à acheter que 130 des 600 hectares dont ils ont besoin », assure Dragan Karajčić, président de la communauté locale. Le paysage de maisons vendues est effrayant. Ne restent que des squelettes de bâtisses, entourées de rubans de chantier rouge et blanc. Plus de fenêtres, plus de toits... Des panneaux mettent en garde : « Propriété privée, accès interdit aux personnes non autorisées ! ». « On dirait qu’on sort d’une guerre », affirme Ivan Perić. « Les autorités jurent que rien ne se fera tant que les études d’impact ne sont pas terminées, mais alors, qui a permis ça ?! », s’exclame Marijana Petković, militante du collectif Ne damo Jadar, et professeure de littérature à Loznica, dans les premiers rangs des barrages routiers. « S’il le faut, ce sera la guerre », assure-t-elle gravement.

Rio Tinto est cependant tenace. Les jeeps de sécurité patrouillent jour et nuit dans les villages. « Ils téléphonent. Les voitures passent et repassent devant la maison, allument puis éteignent leurs phares... C’est vraiment difficile à supporter », témoigne Jovan Tomić, les larmes aux yeux. Les pressions de Goliath n’ayant pas donné les résultats escomptés, les autorités serbes ont décidé d’adopter, sans débat public préalable, un nouvel arsenal juridique le 25 novembre dernier : des amendements à la loi sur l’expropriation et celle sur le référendum. Ceux-ci permettent l’expropriation sans qu’il ne soit nécessaire de démontrer l’intérêt public, et ce suivant une procédure d’urgence dans un délai de cinq jours. Ainsi, il devient possible d’acheter de force des propriétés privées pour « la réalisation de projets de construction d’installations d’importance particulière pour la Serbie ». « Cela laisse aux autorités une très large marge de décision discrétionnaire au cas par cas, et exclut le pouvoir judiciaire du processus », explique Bozo Prelevic, ancien juge de la Cour Suprême, aujourd’hui membre de l’association « Parlement des citoyens libres ». « Du sur-mesure pour Rio Tinto qui a provoqué la révolte générale des citoyens, mobilisés par des années d’injustice et de souffrance ! » affirme Miroslav Lakicevic, de l’initiative anticorruption de Loznica (PAKT).

« Nous refusons d’être les agneaux sacrifiés, colonisés par une multinationale de mèche avec le pouvoir. Quelle absurdité de vouloir assurer la transition énergétique européenne sur notre dos alors que nous sommes pays candidat ! À l’UE les voitures électriques et à nous la terre polluée, les habitants transférés et les déchets de l’extraction du lithium en utilisant de l’énergie produite dans nos centrales thermiques au charbon ?! », s’écrie Zlatko, le regard bleu, brandissant le slogan « Znamo da ne damo » [« nous savons que nous ne nous rendrons pas »]. « Les citoyens avant le profit », « Stop aux investisseurs, protégeons la nature », « Non à la mine, oui à la vie », « Rio Tinto hors de Serbie », affichent les pancartes agitées par les manifestants samedi dernier, scandant régulièrement des slogans contre le Président Vučić. « Le projet de Rio Tinto entraînerait une dégradation importante du territoire », prévient Ratko Ristić, doyen de la Faculté de foresterie, rangé du côté des protestataires. Selon son estimation, 203 hectares de forêt et 316 hectares de terres agricoles vont changer de vocation, et la vie de presque 8 500 ménages sera bouleversée si on laisse faire. Sachant que la région a déjà souffert d’une importante pollution industrielle à l’époque socialiste. L’académicien Bogdan Šolaja a calculé que la mine de Rio Tinto contribuera au dépôt de 47 000 tonnes d’arsenic en quarante ans. Pour le biologiste Imre Krimanić, « l’impact sur la biodiversité serait tel que le mieux, serait de renoncer à l’exploitation de cette mine ».

Pour la Première ministre, Ana Brnabić, à la tête du groupe de travail qui coordonne la communication avec Rio Tinto, ces arguments sont balayés d’un revers de main : « Ces faux écologistes (les manifestants qui bloquent les routes, ndlr) terrorisent les citoyens, c’est du fascisme » ! Mais devant la marée humaine et l’annonce des organisateurs que les blocages des routes continueront tant que les deux lois nouvellement adoptées ne seront pas abrogées, le pouvoir a fait quelques pas en arrière. Ainsi, le président Vučić s’est rendu au village de Gornje Nedeljice le jour des barricades, beaucoup moins mort de rire, accompagné de tous les médias qui lui sont favorables. Les indépendants étaient interdits d’accès. Le collectif Ne damo Jadar a refusé de le rencontrer, expliquant que ce n’était pas le moment, vu que des milliers de concitoyens bloquent les routes par solidarité avec eux. Le président a fini par réunir quelques dizaines de partisans fidèles du Parti progressiste serbe (SNS) qu’il dirige dans la petite salle de l’église locale. Aleksandar Vučić a tenté de les amadouer de manière paternaliste et hautaine, promettant routes, terrains sportifs et souci de l’environnement. Mais, il s’est retrouvé échaudé par l’accueil : « On n’a pas besoin de la mine, notre terre est fertile, et on vit de notre travail. Si vous l’ouvrez, on n’aura plus d’eau, ni nous, ni notre bétail, et tout sera détruit. On n’a pas besoin d’argent, laissez-nous tranquilles », a répondu l’un des hommes âgés présents, dont la prise de parole est devenu viral sur les réseaux sociaux.

De plus, les sondages de Demostat donnent quatorze pour cent des partisans du SNS en faveur de la fronde et des barrages routiers, ce qui veut dire que les manifestations bénéficieraient en tout du soutien d’un tiers de la population serbe. Et parmi ces citoyens, de nombreuses personnalités du monde artistique et sportif, dont le champion de tennis Novak Djokovic. Dans une tentative de sauver le navire, le président Vučić a annoncé qu’il ne signera pas la loi sur l’expropriation avant qu’elle ne soit révisée, et qu’un amendement sera proposé à celle sur le référendum, sans donner de détails. Ainsi, à quelques mois des élections municipales et présidentielles, ça se complique pour l’homme fort de Belgrade, pris entre plusieurs feux, celui de la population qui dit « non », Rio Tinto et l’UE. Cette dernière voit d’un bon œil l’exploitation du lithium dont elle a tant besoin, surtout s’il est à la lisière de ses frontières. « Le projet Jadar de la compagnie Rio Tinto est une bonne opportunité pour le développement socio-économique de la Serbie, à condition de respecter les plus hauts standards européens », a ainsi estimé Ana Pisonero, porte-parole de la Commission européenne, provoquant l’ire d’une grande partie des manifestants, pourtant plutôt pro-européens. « L’UE n’a qu’à extraire le lithium en Allemagne. Même si le mieux ce serait de miser sur des batteries alternatives, comme celles à l’iode », estime Zlatko Kokanović. « La vérité c’est que personne ne veut de ça dans sa vallée », admet un diplomate occidental basé à Belgrade.

« Ces manifestations soulignent un mécontentement large au sein de la population face au gouvernement de Vučić. Il est certes concentré ces jours-ci sur les lois condamnées et le projet de mine de Rio Tinto, mais c’est aussi une critique de la manière dont le régime de plus en plus autoritaire conclut des accords, de manière non transparente, et qui ont un impact certain sur l’environnement. Sachant que Rio Tinto a un bilan problématique dans le domaine de la protection de la nature, et que le gouvernement serbe, de son côté, n’insiste pas sur le respect de celle-ci dans de nombreux autres projets. Il suffit de voir les conséquences de la prolifération des petites centrales hydroélectriques ou la pollution atmosphérique, due aux centrales thermiques au charbon et aux industries non contrôlées. Dans le fond, il s’agit d’une perte de confiance profonde dans l’État et le gouvernement d’Aleksandar Vučić. Il y a un vrai risque que le projet de Rio Tinto aggrave la capture de l’État », analyse Florian Bieber, politologue, historien et professeur (de nationalité luxembourgeoise), directeur du Centre d’études du Sud-est européen (Université de Graz).

Milica Čubrilo Filipović
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