L’immobilier a pris une part prépondérante dans l’actif des établissements de crédits.
L’inflation et la remontée des taux génèrent un certain nombre de défis

Trop de briques dans la banque

d'Lëtzebuerger Land du 21.10.2022

« Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », chantait Charles Aznavour (La bohème, 1966). On peut aller jusqu’à quarante voire cinquante lorsque l’on parle du niveau d’inflation, à un stade inégalé depuis quatre décennies. Les chiffres impressionnent : en septembre, la hausse des prix a atteint le niveau record de 17,1 pour cent en glissement annuel aux Pays-Bas, selon l’estimation du bureau néerlandais de statistiques ! À côté, les 6,9 pour cent d’augmentation au Luxembourg, un chiffre inédit depuis 1982 même s’il ne constitue pas un record, paraissent bien modestes. Autant dire que l’on n’a pas fini d’explorer et de mesurer les impacts de cette forte hausse des prix, et de son corollaire, la hausse des taux d’intérêt, sur les différents secteurs de l’économie. À commencer par l’immobilier.

Dans plusieurs pays d’Europe, dont le Grand-Duché, on parle depuis plusieurs années d’une « bulle » dans le secteur résidentiel. Le propre d’une bulle, c’est que l’on craint qu’elle n’éclate, ce qui occasionne de sérieux dégâts le cas échéant. On préfère qu’elle se dégonfle progressivement. Or, selon un document* publié le 10 octobre par l’Autorité bancaire européenne (ABE ou EBA pour le sigle en anglais), ce moment est peut-être enfin arrivé. Et il ne sera pas sans effets négatifs sur les banques comme sur les ménages.

Au cours des dernières années, les hausses des prix de l’immobilier en Europe ont largement dépassé le taux d’inflation global. En 2021, les prix ont même augmenté d’environ dix pour cent, la plus forte croissance annuelle en quinze ans. La hausse a été générale, mais elle varie considérablement à travers l’Europe et à l’intérieur même de chaque pays. Dix-huit pays ont connu une croissance à deux chiffres dans l’année, trois dépassant même les vingt pour cent, le Luxembourg étant parmi les « sages » avec onze pour cent. La demande est favorisée par des facteurs à long terme tels que l’évolution de la démographie, du revenu des ménages et de la fiscalité foncière. Pendant la pandémie elle s’est renforcée grâce aux mesures de soutien des gouvernements et à l’accumulation d’épargne par les ménages. Ainsi au Luxembourg, leur taux d’épargne a bondi de 14 à 23 pour cent du revenu disponible, atteignant la quatrième place en Europe, où la moyenne est de 18 pour cent. De plus, la crise a exacerbé le besoin de logements plus grands et les politiques monétaires accommodantes ont maintenu le coût du crédit à un faible niveau.

Face à la demande, l’offre de logements n’a pas tant augmenté au cours des dernières années. Dans le neuf, elle est structurellement inélastique car les biens mettent du temps à sortir de terre et à être proposés sur le marché. En 2021, les goulots d’étranglement dans la construction et les pénuries de main d’œuvre ont exercé une pression supplémentaire. Plus récemment l’augmentation des prix des matériaux de construction, due à l’inflation généralisée et à la hausse des prix de l’énergie, a également contribué aux retards ou aux reports de programmes au cours des derniers mois. En conséquence le ratio prix-revenu (price-to-income ratio) a crû de plus de vingt pour cent depuis 2015 dans la zone euro, certains pays comme le Portugal, l’Autriche ou le Luxembourg signalant une augmentation supérieure ou égale à quarante pour cent. Ce qui signifie que les acquisitions sont de moins en moins abordables pour les ménages.

La conjoncture a radicalement changé en 2022 en raison de l’inflation et de l’augmentation des taux d’intérêt. Les nouveaux acquéreurs sont de moins en moins solvables au regard des critères d’octroi des banques. Alors qu’elles ont longtemps fait des prêts immobiliers un produit d’appel pour conquérir de nouveaux clients, elles vont devoir faire face à une baisse de leur « production de crédits ». Pour les emprunteurs en cours de remboursement, la situation de ceux qui ont souscrit un crédit à taux variable nourrit les inquiétudes, mais ils sont de moins en moins nombreux (quinze pour cent du total en moyenne). Et les clients qui ont emprunté à taux fixe (la quasi-intégralité dans un pays comme la France) ne sont pas à l’abri d’une défaillance. Tant que la croissance de leurs revenus restera inférieure à celle de la hausse générale des prix, ils pourront éprouver des difficultés à rembourser leurs crédits. Même si l’ABE n’a pas constaté de hausse significative des taux de défauts, les banques devront accroître les provisions pour dépréciation de leurs créances hypothécaires, avec des effets sur leur rentabilité.

Compte tenu de la valorisation atteinte par les logements au cours des années récentes, un ralentissement de la croissance économique, accompagné d’une augmentation des taux de chômage et des taux d’intérêt, pourrait avoir une incidence négative sur les prix des actifs immobiliers résidentiels. Elle a déjà été observée dans certaines villes comme Paris où les prix avaient fortement augmenté. Une correction brutale des prix de l’immobilier résidentiel affecterait les banques par le biais d’une baisse de la valeur des garanties prises au moment de l’octroi du crédit. Du côté des clients, « l’effet de richesse » bien connu quand les prix augmentent, disparaîtrait. La perte de confiance et le pessimisme des consommateurs les amèneraient à réduire leurs dépenses globales, freinant encore davantage l’activité économique, déclenchant par un effet de spirale une nouvelle réduction des prix des logements. Néanmoins une situation telle que l’ont connue les États-Unis au moment de la crise des subprimes en 2007 est très improbable : à l’époque la valeur des maisons avait tellement baissé que leur revente ne permettait plus de rembourser le montant des dettes contractées ! En Europe du moins, les chutes brutales enregistrées en Irlande, en Espagne ou en Islande ne devraient plus se produire en raison des gardes-fous mis en place sur le plan réglementaire, comme la Mortgage Credit Directive (MCD) entrée en vigueur en octobre 2016, les orientations de l’ABE sur l’octroi et le suivi des prêts et l’éventail de mesures prises dans plusieurs pays telles que les limitations des ratios prêt/valeur, dette/revenu ou intérêts/revenu, et de la durée maximale des prêts.

D’autre part, la demande devrait rester soutenue non seulement parce que le besoin de se loger est une constante, désormais guidée par le souci de vivre dans un logement conforme aux normes énergétiques et environnementales, mais aussi parce qu’en période de crise le logement est une valeur-refuge pour toutes les catégories de population. « Investir dans l’immobilier apparaît comme le meilleur rempart contre l’inflation pour les personnes fortunées, qui considèrent qu’il y a un risque à conserver des millions en cash à la banque », affirme Thibault de Saint-Vincent, le président de Barnes, spécialiste de l’immobilier de luxe. Il n’a pas échappé aux investisseurs que les taux d’intérêt des emprunts n’ont pas (pour le moment) augmenté aussi vite que l’inflation et qu’ils peuvent donc s’endetter à un taux réel négatif, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps..

*« Residential real estate exposures of EU banks : risks and mitigants ». EBA Thematic Note, 10 octobre 2022, 31 pages

Le poids des créances hypothécaires

Au premier trimestre 2022, les banques européennes affichaient 4 100 milliards d’euros d’encours de prêts hypothécaires. Depuis 2015, ils ont augmenté de près de vingt pour cent, contre quinze pour cent pour les autres prêts. Il y a même eu une accélération depuis le début de la pandémie : l’encours de crédits immobiliers a crû de 8 pour cent contre 5,7 pour cent pour les autres crédits. De ce fait, ils représentent désormais 34,3 pour cent du total des prêts (entreprises et ménages), soit 1,6 point de plus qu’en 2015. Mais il existe de grandes disparités entre banques et entre pays. La proportion de prêts hypothécaires par rapport au total des prêts va de 17 pour cent en France à plus de 60 pour cent à Malte. Une étude sur 29 pays montre qu’elle est comprise entre 40 et 55 pour cent dans 13 d’entre eux, dont les Pays-Bas et la Belgique. Dans sept pays en revanche, elle se situe entre 20 et 30 pour cent : c’est le cas de l’Allemagne et du Luxembourg, le Grand-Duché étant dans le bas de la fourchette (21 pour cent).

Le degré de dépendance des banques aux crédits immobiliers n’est pas seulement déterminé par les modèles commerciaux des banques de chaque pays, il peut également être influencé par les spécificités des marchés du logement. On sait par exemple que la proportion de propriétaires est très faible en Allemagne et surtout en Suisse, mais très élevée dans les pays de l’est et en Espagne. gc

 

Georges Canto
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