Faites le plein, s.v.p.

Le plein de moi

d'Lëtzebuerger Land du 23.10.2008

Le décor de la scène est minimaliste, un tabouret par-ci, une paire de chaussures par-là, une structure métallique au fond de la scène à gauche en guise d’écran et, en voix off, le chorégraphe déclinant quelques souvenirs en allemand, français et anglais. Il y a dans ce mode narratif, quelque chose de déjà-vu, mais heureusement Jean-Guillaume Weis ne surexploite pas ce moyen.

Les costumes de Michèle Tonteling au kitsch volontaire (vêtements surannés, couleurs démodées, matières bon marché), les séquences films réalisées par Trixi Weis et Luc Feit totalement décalées, le langage courant voire relâché, font surgir l’absurde dans le quotidien virant parfois à la folie. En une heure et 23 tableaux, Jean-Guillaume Weis fait le plein de ses souvenirs. Tel un diariste, il nous livre son journal intime de danseur-chorégraphe avec recul et humour. 

Faites le plein svp. proposé sur deux dates sous le chapiteau du Théâtre d’Esch a suscité des débats au sein du public. Jean-Guillaume Weis continue donc de provoquer et c’est tant mieux ! Il est danseur-chorégraphe et ce qui semble l’intéresser, c’est d’ironiser sur la danse, la critiquer, la stigmatiser peut-être pour en exiger et en retirer encore plus d’inspiration. 

Il s’affirme comme un chorégraphe indépendant talentueux qui n’aspire qu’à rayonner en dehors du ter­ritoire. Toutefois, son apport sur le plan local, à imaginer une collaboration plus étroite avec le Trois C-L ou des artistes telles que Camille Mutel ou Sylvia Camarda pourrait être stimulant et ce dans l’intérêt de tous. 

Faites le plein svp. est un journal intime, insolite et charmeur, grave et primesautier. C’est à l’image de son chorégraphe, qui y délivre, avec le sourire, un message apaisé, dans le droit fil des idéaux de tolérance qu’il semble défendre depuis toujours dans ses créations. Cette chorégraphie-ci réussit le pari d’être à la fois très égocentrique mais aussi très généreuse. Certes Jean-Guillaume Weis ne parle dans ces 23 tableaux que d’une seule chose : lui-même. Mais en parlant de lui seul, il nous renvoie à nos propres réalités, limites, désirs. On trouve dans cette chorégraphie, des expressions du chorégraphe : la dérision, l’humour, la prise de risque et l’exigence.

C’est aussi un formidable étalage de personnages plus drôles les uns que les autres dans une scénographie de films oscillant entre un clin d’œil aux univers des Deschiens et de Chaplin : Weis, lui-même, cuisinant dans la forêt, puis dans un numéro de claquettes dans les sous-bois, puis en prince défroqué et en­fin assis dans un arbre... Quelques moments touchants viennent aussi nous rappeler que tout cela n’est pas très loin de la vie : Weis se livre devant nos yeux à une répétition de danse telle qu’il la connaît, le doute grandissant face à une gestuelle qui se doit d’être parfaite. 

Certes, l’on sent que le chorégraphe s’est fixé un véritable défi de reconquête personnelle technique avec ce spectacle et les moments de récupération (tableau de relaxation) intégrés dans sa création sont parfaitement assumés. Par ailleurs, il chorégraphe évolue à travers les différents styles de danse visités avec aisance et grâce. Le duo avec le tabouret et sa danse dans la valise sur de la musique cubaine témoignent qu’il a encore sa place comme danseur et ce même après 22 ans de pratique.

Cette chorégraphie est soutenue et traversée par une bande-son signée Emre Sevindik, MC extraordinaire par la qualité et l’éclectisme de sa musique de Philip Glass, Michael Nyman, Django Reinhardt, Led Zeppelin, Lou Reed en passant par des percussions du Laos et de la musique du Cam­bodge, sans oublier Franz Liszt…Au final, ses réflexions intimes s’adressent au plus grand nombre, dans un langage simple, pour témoigner, au-delà du particulier, d’un malaise général. Pour se moquer du conformisme même dans la danse fut-il dans le classique ou dans le contemporain. 

Il y a des moments d’une fragilité touchante ou d’une simplicité poétique. Jean-Guillaume Weis aime jouer, voyager, d’un pays à l’autre. Il nous offre pour conjurer le mauvais sort une châtaigne en début de spectacle, souvenir d’un projet qui ne s’est jamais fait... Nous croisons les doigts pour que Faites le plein svp. soit, comme prévu, dansé à Trèves et à New York à la Baryshnikov Dance Foun­dation et dans d’autres lieux. 

Emmanuelle Ragot
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