Portrait d’été

Jill Crovisier, avant-garde luxembourgeoise

d'Lëtzebuerger Land du 02.08.2019

Les bourdonnements d’une sonnerie de téléphone, 13 heures à Luxembourg, 21 heures à Sydney, où Jill séjourne en ce moment pour la tournée asiatique et océanique de sa pièce Zement the solo. « Je suis arrivée ce matin à Sydney. Il fait froid, c’est l’hiver. Autour de sept degrés, j’ai mis le chauffage », introduit la danseuse d’une voix flottante. Presque une routine pour Crovisier qui n’en est pas à son premier voyage à l’autre bout du monde. Après avoir travaillé avec de nombreux grands chorégraphes jusqu’en Chine, monté sept créations chorégraphiques diffusées à l’international et construit de nombreux courts-métrages sur le mouvement, Jill Crovisier, méritante, a récemment reçu le Lëtzebuerger Danzpräis, en outre d’une sélection nationale de sa pièce The Hidden Garden au Off d’Avignon en 2020 et la commande d’une pièce par la Folkwang Universität... Une motivation supplémentaire – même si elle n’en manque pas – de continuer à développer « une danse pour tous ».

En même temps, Jill Crovisier danse depuis ses huit ans. Du conservatoire d’Esch-sur-Alzette, à seize ans, elle s’envole se former en Chine, passe par Montpellier avant de parfaire ensuite sa formation artistique à New-York, en Israël ou en Indonésie, pour finalement se former continuellement, au fil de ses expériences, « en tant que danseur, tu n’arrêtes jamais d’apprendre ».

D’ailleurs, dans son apprentissage, différentes approches, styles et façon de faire, auront alimenté sa pratique contemporaine actuelle, « la danse est pour moi un langage universel qui n’est pas classable. J’aime aller à la rencontre de différentes choses et surtout de la source de ces choses, comme les danses traditionnelles ». L’approche asiatique deviendra entre autres un des atouts dans sa recherche stylistique, tout autant que son premier contrat professionnel, qu’elle signe à 18 ans, pour danser en Asie au sein de la compagnie de Jean-Guillaume Weis, « tous mes voyages m’ont beaucoup inspirée et ont vraiment marqué mon approche personnelle et mon langage ».

Danser est viscéral pour Jill Crovisier, à l’image des nombreux projets auxquels elle a pris part en tant qu’interprète chez Sarah Baltzinger, Liat Kedem, Anu Sistonen, Pia Vinson, Elisabeth Schilling ou encore Kendra J.Horsburgh. De ses différents états de danseuse, elle développe rapidement l’envie d’écrire son propre mouvement. Inspirée par la socio-politique, la philosophie, l’écriture, elle se nourrit de ce qui l’entoure, « on est tous des produits d’inspiration. Rien ne s’invente plus, les choses existent et nous nourrissent. On crée par l’expérience des choses ».

Aussi, dans cette exploration globale, elle utilise le médium vidéo comme un outil supplémentaire à sa recherche artistique, livrant dans ses courts-métrages une vision à la fois chorégraphique et vidéographique de la danse : « J’essaye par cet autre médium d’exprimer certaines thématiques et émotions différentes de ma pratique chorégraphique, même si tout est lié par la danse ».

La vidéo devient une autre facette de son travail, une autre boîte de Pandore qu’elle ouvre continuellement pour « chercher ailleurs ». Les choses s’y racontent différemment que dans sa danse, mais quand l’esthétique est différente, les thématiques sont les mêmes. Au fil du temps, ses vidéos deviennent de plus en plus « clipesques ». Ce sont moins les corps qui font le mouvement mais plus les images qu’elle propose et compile, « comme sur scène, je veux créer des images fortes, des images qu’on garde en tête ». Et c’est cette idée « d’image » qui rapproche la vidéo et la scène dans son travail.

Les débuts de son travail en tant que vidéaste coïncident logiquement avec ses premières compositions du mouvement. En 2013, elle monte Rice en Asie, une première pièce créée d’un besoin d’écrire la danse, de dessiner le mouvement, de chorégraphier pour la scène. En parallèle, elle travaille avec Liat Kedem, en Australie et se retrouve avec une caméra dans les mains, de laquelle elle sort White Mahogany, pour, cinq ans plus tard, montrer son dernier film Dans aux Rotondes dans le cadre de l’exposition Loop. « Mes intérêts pour la vidéo et la chorégraphie sont venus un peu au même moment. J’avais besoin de lâcher cette créativité et d’expérimenter ».

Dans un véritable besoin de mettre une signature concrète sur son travail, elle fonde la JC Movement Production, rassemblant ses créations chorégraphiques et ses courts-métrages. De la danse classique aux danses traditionnelles, en passant par la culture urbaine, son langage gestuel ressort de ses recherches personnelles. Une ligne artistique qui met au centre le langage du mouvement, « tout mouvement a pour moi une signification. Je ne vais pas bouger pour bouger. Chaque pièce à son langage spécifique et sa physicalité ». Et, fixateur de ces préceptes qu’elle se donne, la musique tient lieu et place de colonne vertébrale dans sa pratique chorégraphique, « la musicalité dans le corps du danseur est un point important. Dans mes pièces, je cherche à combiner cet univers sonore et cette musicalité interne du corps ».

Tissant assez vite ce glossaire propre au « style JC Movement », Crovisier, dès ses premières chorégraphies, trace également ses grandes problématiques autour de l’identité et notre humanité. Un questionnement majeur chez elle, qui va devenir central dans son travail, voire quasi obsessionnel.

Tout juste intégrée au 3CL, après Rice, elle poursuivra cette approche dans We are We, en livrant une pièce contemporaine mêlant mouvements propres à la danse et d’autres, issus du quotidien. Sous une autre forme, elle remet en marche la problématique de son précédent spectacle, « j’en reviens toujours à des questionnements existentiels et donc souvent à l’identité. Il me paraît impossible de se créer en tant qu’individus dans notre monde, tant il y a de forces et d’influences sur nous ».

Et puis, comme chez beaucoup d’artistes, il y a une teneur introspective dans tout ça. Les questionnements qu’elle décline, sont ceux qu’elle rencontre dans sa vie personnelle et quand elle parle d’identité dans ses premières pièces, c’est également le moment où elle-même trouve son identité de chorégraphe. Entre force et douceur, mouvements néo-classiques et plus expérimentaux, ce mélange avant-gardiste, définit le style JC Movement, « c’est ce qui reconnecte ma vie personnelle à ce que je fais. Cela fait un moment que ma direction de recherche se clarifie. Je ne fais qu’approfondir mon travail au fil du temps ».

C’est d’ailleurs très palpable dans sa pièce Zement, the solo qui, conservant ses aspirations précédentes induit cette fois, une forme de responsabilité de l’humain face à notre monde. « Le personnage de Zement est unique mais représente plein de gens en même temps, explique Jill Crovisier. J’essaye de créer un miroir de la société. J’essaye de provoquer un questionnement chez le spectateur ». Jill Crovisier ici, veut faire face à la réalité et confronter les gens à ce qui se passe dans ce monde, « je suis contre l’ignorance, sans être à cent pour cent dans le positionnement »

Pourtant, Crovisier ne s’engage pas à donner Zement, the solo comme une pièce critique en soi, elle tisse simplement des lignes de questionnement, encore, libre ensuite au spectateur de créer sa propre histoire. Un discours engagé mais non activiste. « Je ne vais pas sauver le monde ni le changer, mais si je peux contribuer à des petits changements cela reste très précieux. Pour moi, c’est une façon de m’exprimer par rapport à ce que je vis, ce que nous vivons. Je ne peux pas ignorer les choses autour de moi et nous sommes tous responsables face aux actes de notre société ».

Chez Crovisier, s’est ainsi tendu, avec le temps, un véritable fil conducteur… Consolidé ensuite, par le puissant et acerbe solo The Hidden Garden, Sieben qui ancre sa signature dans le paysage chorégraphique international et sa dernière création No Man’s Land où elle interroge la notion de subconscient. La jeune femme semble chercher des réponses à l’état lymphatique de notre société et s’est faite pour vocation de réveiller les gens, les mettre au pied du mur, en quelque sorte.

Et l’oratoire dansé semble interloquer, aujourd’hui tout va très vite pour la jeune chorégraphe. Une dynamique incroyable pour la chorégraphe émergente, qui touche d’année en année à plus de concret, en gardant néanmoins la tête froide, « pour moi le plus précieux est de rester créative, saine et honnête envers soi-même. J’ai fait des choix il y a quelques années qui me définissent aujourd’hui. Je dois continuer dans ce sens ».

Godefroy Gordet
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