Les étudiants attendent toujours une reconnaissance officielle

Jeunes travailleurs intellectuels

d'Lëtzebuerger Land vom 05.10.2012

François Biltgen (CSV) ne veut rien dire Trop tôt encore. Le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a annoncé, lors de la conférence de presse pour la rentrée académique, le 10 septembre dernier, qu’il veut déposer une loi introduisant un « statut étudiant » dans la législation luxembourgeoise. « Ce sera une loi générique, précise Germain Dondelinger, premier conseiller de gouvernement au ministère. Mais nous n’en sommes qu’au tout début. » Avant la première ébauche d’un quelconque texte, le ministère veut une large consultation avec les associations d’étudiants, l’université et les différents ministères concernés sur des questions comme la sécurité sociale, le droit du travail ou les questions touchant l’immigration. Dans le scénario le plus optimiste, une telle loi pourrait être écrite, et, selon Germain Dondelinger, même votée à la Chambre des députés d’ici la fin de l’année académique.
Tout a commencé par la sécu Si le débat sur une reconnaissance officielle des étudiants en tant que catégorie sociale dans la population s’est mis en branle, c’est à cause de 98 euros par mois. Cette somme correspond à la cotisation des étudiants des pays tiers pour leur assurance sociale. En fait, suite à la réforme de 2010 de la loi sur les aides financières, qui visait à conférer une plus grande autonomie financière à tous les étudiants résidants en leur assurant les mêmes aides financières à tous, indépendamment du revenu de leurs parents, tout en leur permettant, c’est paradoxal, de rester socialement co-assurés avec leurs parents, l’Université du Luxembourg a tiré la sonnette d’alarme pour rendre attentif au cas d’étudiants de pays tiers qui n’avaient aucune couverture sociale, suite au désengagement de la Caisse nationale de santé de ce domaine (voir d’Land du 12 août 2010). En un premier temps, il fut donc proposé qu’ils s’assurent eux-mêmes, au tarif d’un employé qui gagne le salaire social minimum, soit ces 98 euros – c’est énorme pour un étudiant qui a déjà du mal à joindre les deux bouts, vu le coût de la vie au Luxembourg.
D’autant plus qu’il serait absurde de calculer une cotisation sociale sur base d’un revenu hypothétique, alors que « la plupart des étudiants ne disposent pas d’un revenu fixe, » note l’Acel (Association des cercles d’étudiants luxembourgeois) dans un communiqué. L’Université du Luxembourg décida donc de prendre en charge cette cotisation pour les quelque 200 étudiants concernés, durant une « période transitoire », en attendant que le projet de loi n° 6283 déposé en juin 2011, qui porte essentiellement sur une réforme des structures décisionnelles de l’Uni.lu (voir d’Land du 28 octobre 2011), soit adopté. Car elle comporte un addendum sur ladite cotisation sociale des étudiants non-affiliés avec leurs parents. Or, le projet de loi est toujours dans sa phase d’analyse à la commission parlementaire responsable – et l’Uni.lu a prolongé la « phase transitoire ». Après plusieurs avis négatifs et prises de position des associations d’étudiants, refusant notamment la solution évoquée d’un recours aux assurances privées, la somme de la cotisation a été revue à la baisse, à une trentaine d’euros finalement. « Je pense raisonnablement qu’une couverture publique est plus saine, constate aussi Éric Tschirhart, vice-recteur académique à l’Uni.lu, parce que cela correspond au modèle sociétal au Luxembourg. » Le vote de la loi pourrait donc être un premier pas vers la reconnaissance officielle des étudiants en tant que catégorie à part dans le Code de la sécurité sociale, ce que le président du CNS a même souligné par écrit au ministre Mars di Bartolomeo (LSAP) en juin 2011 : « Le comité favorise l’introduction d’un statut spécifique des assurés étudiants ».
Devenir visibles « Il faut se rendre à l’évidence que sans étudiants, il n’y a pas d’université, » lance, en guise de boutade, Gilberto Fernandes, le président de la Luxembourg University Student Organisation (Lus). Cela fait plus d’un an que la Lus, mais aussi les autres associations et cercles d’étudiants, discutent avec leur hiérarchie interne de ce statut social. Mais la réforme de la loi comporte aussi d’autres volets essentiels pour les étudiants de l’Uni.lu, notamment tout ce qui concerne la valorisation des étudiants dans la prise de décision et la participation démocratique – actuellement, un seul représentant des étudiants est présent aux réunions du conseil de gouvernance, l’organe suprême de l’Université, et ne dispose pas de droit de vote. Dans d’autres organes, comme les conseils universitaires, ils ont déjà droit au chapitre, mais la réforme de la loi officialise par exemple le statut des représentations des étudiants. Il serait temps : ils sont actuellement plus de 5 900 inscrits à l’Uni.lu. « Avec cette loi, on augmentera quand même la participation de manière substantielle, estime Eric Tschirhart. Mais nous sommes toujours une jeune institution, tout le monde a dû apprendre comment se comporter, alors maintenant, on progresse ensemble. » Et d’ajouter : « l’étudiant est une nouvelle personne dans le paysage luxembourgeois, avec cette réforme, on lui donne enfin personnalité qu’il n’avait pas avant ». Or, comme si souvent, c’est le marché privé qui a, en premier, saisi le potentiel de se public extrêmement captif, un public cible idéal pour tout ce qui est consommation culturelle ou loisirs : beaucoup de cinémas ou de salles de sports offrent déjà maintenant des réductions de dix pour cent ou plus à ceux qui montrent leur carte d’inscription à une université.
Les étudiants français s’étaient, eux, réunis au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale déjà, en avril 1946, à Grenoble pour établir un statut pour l’étudiant, qui énonçait dans son article premier que « l’étudiant est un jeune travailleur intellectuel », et dans les suivants, ses droits comme la prévoyance sociale, les droits syndicaux ou le repos, mais aussi ses devoirs, notamment la recherche de la vérité ou la défense de la liberté. De cette charte découlèrent toutes les luttes syndicales estudiantines qui s’en suivirent. Au Luxembourg, on découvre donc le sujet avec 66 ans de retard. « Nous sommes déjà satisfaits que notre statut soit désormais discuté et qu’on nous consulte, » affirme Gilberto Fernandes.
Zones grises Mais beaucoup de tabous demeurent concernant cette Université et ses étudiants. Le plus flagrant est financier, d’une injustice criante : les étudiants luxembourgeois ou dont les parents sont résidants ont désormais droit à des aides financières publiques de l’ordre de 13 000 euros par an (dont 6 000 euros de bourse non remboursable, le reste en prêt à deux pour cent), quel que soit le revenu des parents et le logement de l’étudiant. Mais les étudiants étrangers, même les enfants de travailleurs frontaliers, en sont exclus, et, pire, le Luxembourg demande même aux étudiants originaires de pays tiers de prouver qu’ils peuvent subvenir à leurs besoins pour qu’ils aient droit à une autorisation de séjour, donc qu’ils disposent d’une garantie bancaire de 12 000 euros.
En stylisant, on pourrait dire que la différence du point de départ entre un étudiant luxembourgeois et un étudiant disons, africain, est donc un gouffre de 25 000 euros. « C’est une provocation de dire ça, répond Eric Tschirhart. Nous ne constatons pas du tout de différences ou de problème d’intégration des communautés d’étudiants. Il faut dire que nous faisons tout pour encourager la mixité. » Une appréciation que Elom Babiba Atoko ne partage pas tout à fait. Le ressortissant togolais préside depuis un an le Ceal (Comité des étudiants africains au Luxembourg) et demande au moins « une certaine équité entre les étudiants. » Car si lui a entre autres choisi l’Université du Luxembourg pour ses frais d’inscriptions modestes de quelque 250 euros, il a entre-temps constaté que le coût de la vie est tel que cet avantage ne joue plus. Selon le site Internet de l’Université du Luxembourg, il faut actuellement compter mille euros par mois pour vivre ici en tant qu’étudiant, dont entre 380 (chambre universitaire) et 600 euros pour le seul logement. « C’est toujours difficile d’avoir assez d’argent, » concède Elom Babiba.
Alors les étudiants veulent travailler à côté de leurs études, ce que les ressortissants de pays tiers se voient complètement refuser le premier semestre, alors que le deuxième, ils peuvent travailler uniquement à l’Université elle-même. Après, aussi bien eux que les autres étudiants peuvent travailler dix heures par semaine maximum, et quarante heures par mois – une limitation utile « parce que, depuis le processus de Bologne, on sait qu’étudier est un travail à plein temps, » selon Eric Tschirhart. Si les étudiants sont employés dans des secteurs divers – université, restauration, logistique, informatique, grande distribution ou petit commerce –, beaucoup d’entre eux aimeraient pouvoir travailler davantage pour gagner un peu plus d’argent. Elom Babiba imagine que vingt heures par semaine seraient beaucoup plus utiles déjà, même s’il insiste qu’il est pour une limitation. Mais les gens s’arrangent toujours pour survivre, ce n’est un secret pour personne, le travail au noir « est un cas qui peut se présenter », selon la formule d’Elom Babiba. Et la nécessité de renouveler sa carte de séjour tous les ans – tous les six mois même durant l’année académique écoulée – ne lui semble d’ailleurs pas non plus prouvée, si un étudiant est inscrit dans un bachelor de trois ou un master de deux ans, la procédure, dit-il, est très stressante.
La peur des abus C’est que le Luxembourg a constamment peur d’hypothétiques abus des immigrants, quel que soit leur statut, y compris des étudiants (et s’ils prétextaient tous venir faire des études pour, en réalité, s’immiscer sur le marché du travail ?). Mais il ne contrôle guère, de l’autre côté, ce que font les étudiants luxembourgeois et résidants avec leurs aides financières. En 2011/2012, donc durant l’année écoulée, le Cedies a ainsi attribué de telles aides à plus de 14 000 étudiants, pour une somme totale de 185 millions d’euros – sans la moindre idée sur un potentiel « retour sur investissement », sans chiffres sur le nombre de diplômes qui ont pu être acquis grâce à ces aides. En France par exemple, on dit souvent que les deux ou trois premières années universitaires sont aussi un moyen pour l’État de faire chuter le taux de chômage des jeunes, ou du moins de les supprimer des statistiques, si, au lieu d’être inscrits au Pôle emploi, ils le sont à l’Université.
Sous ses airs philosophiques, certes passionnants quand il s’agit de définir l’indépendance matérielle et intellectuelle de l’étudiant, le débat sur un statut autonome s’annonce donc aussi comme un dossier de lutte syndicale. Il sera d’ailleurs abordé lors de la Reel, grande réunion européenne des étudiants luxembourgeois, qui aura lieu le week-end prochain, du 11 au 14 octobre, en présence de François Biltgen, à Aix-la-Chappelle.

josée hansen
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