Rentrée télé

La loi des séries

d'Lëtzebuerger Land vom 09.09.2010

Bien que perçue comme une concurrence par les grands studios de cinéma à ses débuts, dès les années 1950, la télévision américaine a été un véritable creuset de nouveaux talents dont ces mêmes studios, après avoir pris le train en marche, ont amplement profité par après. Des réalisateurs chevronnés comme Robert Altman, Arthur Penn, John Frankenheimer, Sidney Lumet, Sam Peckinpah ou Michael Mann ont fait leurs débuts à la télé. Steven Spielberg a attiré l’attention des cinéphiles du monde entier avec un petit film de poursuite appelé Duel qu’il tourna pour Universal Tele­vision. Même le grand Alfred Hitch­cock a mis son talent au service de la télévision pour la série Alfred Hitch­cock presents, dont il mit en scène quelques épisodes lui-même.

Hitchcock profita d’ailleurs par après de son expérience télévisuelle pour réaliser son Psycho/Psychose avec des moyens techniques très légers, ce qui donna un des plus grands succès de sa carrière… et certainement son film le plus terrifiant. Des acteurs comme Steve McQueen, George Clooney et Clint Eastwood ont fait leurs premières armes à la télévision, et Dieu sait ce que les trois lascars sont devenus par après. La télévision a donné leur première chance à des auteurs dramatiques ou comiques comme Paddy Chayefsky, Carl Reiner, Mel Brooks ou, plus récemment, Judd Apatow, ce dernier ayant entre-temps à lui seul révolutionné (ce qui n’est pas nécessairement positif) la comédie américaine contemporaine au cinéma.

Si le cinéma et la télévision américaines ont donc été de véritables frères ennemis condamnés à se compléter, au cours des dernières années, la communauté des auteurs de talent semble avoir (pour la majeure partie du moins) tourné le dos au cinéma pour se consacrer à des séries télévisées qui ont carrément révolutionné la façon dont l’Amérique et le reste du monde perçoivent « l’entertainment » télévisuel. Alors que l’industrie du cinéma sombre de plus en plus dans le préfabriqué, la répétition, le réchauffé et l’esbroufe pour publics adolescents, les conglomérats mondialisés préconisant une uniformité assassinant tout élan créateur, la télévision a, à travers des chaînes comme HBO, Showtime, Fox, ABC ou autres, réinventé les séries. Et ce, tout en se souvenant de la règle première que le cinéma semble avoir oublié, « Let us entertain you! », et en se référant très souvent aux « serials » et aux « cliffhangers » des années 1930, où le public revint chaque semaine au cinéma pour découvrir de nouvelles aventures de leurs héros favoris.

Comme c’est souvent le cas en Europe, la folie des nouvelles séries américaines de qualité a démarré avec retard, les chaînes de télévision publique en France et en Allemagne se montrant d’abord frileuses face au déferlement de ces programmes d’outre-Atlantique et aux excellentes critiques qu’ils reçurent dans la presse spécialisées. C’est finalement grâce aux chaînes indépendantes comme RTL, SAT 1, TF1 et PRO7, et aux chaînes à péage comme Canal Plus en France ou Premiere/Sky Movies en Allemagne que les Européens ont pris goût aux multiples petites merveilles qui nous parvenaient au compte-gouttes de la part de nos cousins américains. L’importation massive de saisons entières en DVD grâce à Tatie Amazon y était également pour beaucoup dans ce succès, surtout au grand-duché qui, par sa petite taille, est souvent laissé pour compte sur l’immense échiquier des droits audiovisuels. Il est évidemment scandaleux qu’un Luxem­bour­geois ne puisse toujours pas télécharger légalement des films et des séries télévisées sur iTunes, ni même des livres sur iBooks ou sur d’autres supports audiovisuels français, belges ou allemands – la territorialité jouant évidemment un très grand rôle dans ce genre d’entreprises, alors que le pays est trop petit pour qu’une telle société purement luxembourgeoise puisse survivre à moyen ou à long terme.

La preuve ultime qu’il se passe quelque chose de révolutionnaire dans le domaine des séries télévisées américaines fut donné par les très intellectuels Cahiers du Cinéma en France, où la bible des cinéphiles a consacré son numéro spécial de juillet/août 2010 au phénomène, en titrant « Séries – une passion américaine » et en mettant sur sa couverture une photo extraite de Mad Men, la fabuleuse série imaginée par Matthew Weiner, dont la diffusion commença en 2007 et qui en est actuellement à sa quatrième saison.

Parmi la bonne douzaine de séries que l’auteur de ces lignes suit régulièrement – à grands frais, puisqu’il ne les regarde jamais à la télé mais les importe des USA pour les déguster à sa guise, sans interruptions publicitaires et parfois même d’un trait – Mad Men tient le haut du panier. La série met en scène les employés d’une importante boîte de publicité sur Madison Avenue à New York, dans les années 1960, alors que les fabricants de cigarettes et d’alcool faisaient encore la loi sur les marchés. Les intrigues, les coups bas, les poignards dans le dos, les tromperies, l’adultère et les événements politiques dramatiques de l’époque (la Baie des Cochons, les assassinats de Kennedy, Lee Harvey Oswald et Martin Luther King) sont la trame sur laquelle Matthew Weiner, ses co-auteurs et ses réalisateurs (parmi eux Barbet Schroeder) brodent une sort de « perpetuum mobile » filmé en Technicolor de l’époque à la façon de Douglas Sirk, avec des acteurs formidables dans des décors d’une incroyable justesse. Un soap opera d’une folle élégance, d’une intelligence lisible à plusieurs niveaux, dont on se lèche les babines et dont la chaîne allemande ZDF Neo entame la diffusion prochainement.

Régulièrement plébiscitée par le grand public aux USA, en France et en Allemagne, la série House M.D. (« Dr. House » chez nous) fut créée en 2004 déjà par David Shore pour fox.com et elle vaut régulièrement des récompenses du genre Emmy à son interprète principal, l’inénarrable acteur britannique Hugh Laurie. Gregory House est un brillant médecin à la tête du département de diagnostics d’une clinique fictive qui, suite à un accident de moto, a de graves problèmes de santé, se drogue régulièrement et traite ses assistants et ses patients comme la dernière des merdes. Cette série jubilatoire diffusée dans 66 pays passe sur TF1 en France, sur RTL-TVI en Belgique et sur RTL en Allemagne. Elle en est actuellement à sa septième saison. House M.D. est d’ailleurs très loin de séries comme E.R., Scrubs ou Grey’s Anatomy, qui connaissent également un grand succès mais qui sont plus schématisées dans leur déroulement.

Dans le même ordre d’idées, mais nettement plus intimiste dans sa conception, la série In Treatment (« en analyse ») est basée sur un programme israélien imaginé par Hagai Levi qui fut adapté pour l’Amérique par HBO et qui suit le quotidien d’un psychiatre (Gabriel Byrne) et ses relations avec ses patients. Le programme est presque toujours constitué de deux ou trois personnages qui se parlent, mais ce qu’ils se disent devient rapidement fascinant. Elle passe en version allemande sur 3Sat et en v.o/v.f. sur BE TV. Toujours dans le domaine de la médecine (encore que), Nip/Tuck, qui vient de se clôturer avec sa sixième saison, s’intéresse à deux chirurgiens esthétiques très branchés, dont les aventures d’alcôve et les interventions chirurgicales sont devenues de plus en plus outrageuses au fil des années.

Si personne ne semble plus vouloir parler (en bien) des six saisons très drôles de Sex and the City après les deux désastreux films de cinéma, la série Desperate Housewives continue de cartonner des deux côtés de l’Atlantique et elle en est actuellement à sa septième saison, les spectateurs en demandant toujours plus de la part des habitantes un tantinet hystériques de Wisteria Lane. Ce qui surprend à chaque fois avec ce genre de série, c’est l’imagination débordante des scénaristes (qui se relaient entre eux) qui nous vendent des vessies pour des lanternes tout en nous faisant croire aux plus rocambolesques des destins. Dans le même ordre d’idées, Weeds avec Mary-Louise Parker, sur une ménagère qui arrondit ses fins de mois avec la culture et la vente de drogues, Big Love sur un riche commerçant mormon et ses trois ou quatre femmes, Brothers and Sisters sur les intrigues au sein d’une famille de viticulteurs californiens, nous font comprendre pourquoi tous les bons auteurs ont disparu du grand écran, puisque sur les écrans de télé, toutes les folies leur semblent permises.

Et que dire des séries policières et/ou d’action. Les très violents The Shield (avec Michael Riklis) et 24 (avec Kiefer Sutherland) ont tenu en haleine des dizaines de millions de spectateurs, et même si ces séries sont arrivées en bout de course, on les revoit régulièrement sur telle ou telle chaîne. Toujours d’une grande actualité (il en est à sa quatrième saison), Dexter est un employé du département de médecine légale au sein de la police de Miami qui, à ses heures creuses, a développé un goût pour l’assassinat – à cette différence près qu’il ne tue que des gens qui ont mérité qu’on les élimine. Une approche déontologiquement discutable, certes, mais comme c’est mis en scène avec un sens de l’humour noir qui laisse pantois, personne ne penserait à s’insurger contre cette forme de justice disons « très personnelle ». D’autres séries policières comme les différentes branches régionales de CSI continuent elles aussi de cartonner un peu partout.

Pour terminer ce tour d’horizon qui est loin d’être complet, quelques mots encore sur les séries de science-fiction ou d’aventures qui sont devenues très populaires, alors que d’autres (la regrettée The 4 400) ont disparu de la circulation. Heroes, qui en est à sa quatrième saison, a été créée par Tim Kring et s’intéresse à l’univers d’un groupe de super-héros internationaux qui travaillent ensemble (ou qui s’opposent) en essayant d’éviter la fin du monde qui s’approche à pas de géant. D’une folle imagination au début, on a cependant l’impression que les héros sont devenus fatigués au fur et à mesure que l’intrigue avance. Même chose pour Lost de J.J. Abrams dont les protagonistes se sont échoués dans une île mystérieuse suite à un accident d’avion et dont les aventures sont devenues de plus en plus compliquées, pour ne pas dire incompréhensibles, puisque les scénarios font penser à un peintre qui a peint le sol autour de lui et qui se retrouve désormais prisonnier dans un coin dont il ne peut plus se sortir. Lost vient également de passer son ultime saison, ce qui est une bonne chose de faite, alors que son auteur, J.J. Abrams vient de retourner au cinéma avec une nouvelle aventure (très réussie) de Star Trek.

Sachez enfin que nul autre que Martin Scorsese vient de tourner l’épisode-pilote pour une nouvelle série policière appelée Boardwalk. Et que suite au succès de Band of Brothers, Steven Spielberg et Tom Hanks se sont attachés à une nouvelle série de guerre intitulée The Pacific, qui sort en DVD cet automne. Comme vous voyez, les séries continuent de faire la loi. Et nul ne s’en plaindra !

Jean-Pierre Thilges
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