Entrée des troupes révolutionnaires dans la ville de Luxembourg

La journée du 15 juin 1795

d'Lëtzebuerger Land vom 15.05.2020

Le 15 juin, les représentants du peuple en mission Dubois, Talot, Joubert et Merlin de Thionville firent leur entrée solennelle dans la ville.1 Dans une proclamation affichée sur tous les murs, ils dirent leur fierté et leur joie : « Qu’il est beau ce jour où sur la superbe dépouille de vos ennemis vaincus vous élevez le trophée glorieux de la liberté ! […] Ils avaient cru, les rois qui vous combattent, laisser un boulevard inexpugnable à votre courage et à votre constance ; et vous voilà sur la cime des rochers escarpés, donnant au monde le spectacle nouveau de vos prodiges ! Ils fuient encore devant vous, vos ennemis désarmés, et ils fuient d’un rempart qu’aucune puissance de la terre ne franchira plus jamais. Oui, qu’ils sachent et que l’univers l’apprenne, Luxembourg est, pour toujours, lié aux destinées de la République française ! »

Ils envoyèrent également un rapport à Paris pour faire le récit de cette journée mémorable : « Les canonniers, précédés d’une musique militaire, portaient l’arbre [de la liberté], après eux marchaient des patriotes de Luxembourg qu’avaient proscrits le soupçonneux Bender [le commandant autrichien]. Les représentants du peuple les suivaient à cheval accompagnés de tout l’état-major. Le cortège se rendit en cet ordre sur la place d’Armes à travers une foule immense. […] Les cris ‘Vive la République ! Vivent les Français !’ retentirent de toute part. »

Le Magistrat de la Ville salua les nouveaux maîtres avec empressement : « Vous voilà donc vainqueurs d’une des plus fortes villes de guerre de l’Europe. […] La bourgeoisie de cette ville sera aussi attachée à la République française qu’elle l’a été à la maison d’Autriche. » Les troupes autrichiennes avaient quitté la forteresse. Les Français prenaient leur place. Ce fut en somme une journée tout à fait ordinaire.

Une nouvelle ère s’annonçait-elle pour l’Humanité et pour le minuscule Duché de Luxembourg ? Encore fallait-il que le message affiché par les vainqueurs soit compris par ceux à qui il s’adressait et qu’il soit suivi d’effets. Et qui étaient ces patriotes de Luxembourg qui n’avaient pas attendu la victoire pour prendre parti et qui avaient eu l’honneur de marcher à la tête du défilé derrière l’arbre de la liberté ? Et que pensaient les autres, ceux qui ne disaient rien ? Étaient-ils conscients de l’enjeu ou écoutaient-ils seulement les appels de leurs ventres vides ?

Que pensaient-ils donc, les Luxembourgeois de l’époque ? Question absurde. Pourquoi auraient-ils préféré les Autrichiens aux Français ou les Français aux Autrichiens ? De toute façon, les dieux de la guerre choisissaient à leur place. Ils ne pensaient pas, ils s’inclinaient et priaient pour que tout aille pour le mieux. Le véritable pouvoir avait toujours été loin, à Vienne, à Bruxelles ou à Paris, maintenant. Sur place il n’y avait que des pouvoirs locaux, des droits particuliers, des abbayes, des seigneurs et 48 potences pour rappeler aux sujets ce qu’ils avaient à faire.

L’ordre ancien était traversé depuis longtemps par de multiples fissures. La révolte des bourgeois de Grevenmacher contre le seigneur de Baxeras, les procès des bourgeois d’Echternach contre l’abbaye, les protestations des moines d’Echternach et de Münster contre leurs abbés, des étudiants du Collège des Jésuites contre leurs précepteurs l’avaient montré suffisamment. Depuis que le peuple de Paris avait pris la Bastille et que les privilèges avaient été abolis en France, les incidents se multipliaient concernant le payement des dîmes ecclésiastiques et des droits seigneuriaux, l’exécution des corvées et l’accès aux communs. Le 6 août 1789, le Conseil Souverain avait décidé une surveillance renforcée des frontières du Sud « à cause des troubles en France ». En décembre 1789, la statue de la Consolatrice des Affligés fut transportée à l’intérieur des remparts de la forteresse. Pour la grande kermesse d’août 1790 les traiteurs furent avisés de ne tolérer aucune parole dangereuse et pour le Carnaval de 1792 les masques furent interdits.

Deux témoins illustres qui accompagnèrent l’expédition des armées rassemblées par la Prusse, l’Autriche et les émigrés français pour punir la France rendirent compte de l’état d’esprit régnant dans le pays. Le Prussien Laukhard nota à Moutfort: « Das Volk in dieser Gegend schien mit der österreichischen Regierung eben nicht sonderlich zufrieden zu sein, und hasset seine nahen Nachbarn, die Franzosen, weit weniger als die Trierer; sonst sind sie abergläubisch, grob und ungeschliffen. » À Bettembourg, il assista à des scènes de pillage : « Dass man uns in den Tagen vor unserem Einmarsch in Frankreich noch erlaubte, die Äcker der österreichischen Untertanen auszuplündern, war mir eine seltsame Erscheinung. Ich erkundigte mich deshalb danach und erfuhr, dass die Bewohner jener Gegend neufränkisch gesinnt wären. » L’écrivain Goethe fit à Grevenmacher la connaissance du maître de poste Jolliot qui lui fit comprendre à mots couverts ses sympathies pour les idées nouvelles et lors d’une excursion à cheval dans la région de Schengen il aperçut un arbre de la liberté couronné d’un bonnet phrygien qu’il dessina pour l’envoyer à son ami Herder.2

Après le retour des armées envoyées contre la France, la situation de la forteresse de Luxembourg devint inconfortable. En janvier 1794, les autorités locales proposèrent des fusils aux communes de la frontière Sud « pour les mettre à même de se défendre contre les bandes de brigands français ». Des milices paysannes furent constituées sous les ordres des seigneurs locaux et de leurs sbires, de Boland à Dudelange, von Schauwenburg à Esch, Vesque à Differdange. Moyen commode pour les troupes de la forteresse de tenir à distance l’ennemi. Avec pour conséquence des incidents, des incendies et des massacres : quatre paysans furent tués à Esch, treize à Differdange et 74 à Dudelange. En mai 1794, Vesque tenta de lever 15 000 hommes. 450 villages furent convoqués, cinq répondirent à l’appel. En décembre, il prêcha la croisade à Arsdorf, en février à Wiltz. Le curé de Feulen Zeller nota avec effroi : « Aufwiegler, Fanatiker, Royalisten und Anarchisten liefen wie rasende Wölfe allerseiten hierum, die Bauren aufzuhetzen, um Luxemburg zu entsetzen. Welche Tollkühnheit !!! Das ganze Oesling schwärmte in greulicher Gährung ! »

Dans la forteresse, la garnison fut renforcée par 415 « volontaires » luxembourgeois. Des arbres de la liberté furent enlevés à Cessange et à Merl et des paysans ayant fait cause commune avec les Français furent fusillés à Dommeldange. Une ordonnance assimila le fait « d’introduire, répandre et propager dans ce pays le système français » à un crime de haute trahison et un commissaire spécial, l’échevin Tesch, fut chargé de « procéder contre les fauteurs du système français ». Quinze suspects furent arrêtés : Nicolas Carcher, marchand de vinaigre au Marché aux poissons, Jean-Didier Conseil, vendeur de cierges au Marché aux Herbes, Louis Gillet, commerçant, Jacques Lemoine, traiteur à la Place d’Armes, Massart, maître de musique, Marie-Anne, faiseuse de mode, Nicolas Mathieu, fourrier de régiment, Pierre Barthel, domestique d’un moulin, Nicolas Lequereux, libraire, Labbé, maître de danse, Nicolas Couturier, apothicaire, J. Augustin, horloger, ainsi que la femme Lahure et la femme et la fille Lequeureux. On reprochait à ces personnes d’avoir tenu des propos imprudents et de s’être réunis à l’auberge Claisse, rue de la Porte-Neuve, et chez Carcher au Marché-aux-Poissons, dont la maison avait deux entrées, l’une par devant, l’autre par derrière.

Ils auraient dit « que le système actuel en France était le bon », que « la noblesse était superflue dans un État », que les Français « avaient bien agi en arrêtant Louis XVI », qu’il convenait de se défaire de tous les tyrans de l’Europe, que les monarques n’étaient que des despotes et des sangsues, que dans chaque pays mille deux cents hommes devaient mieux connaître les besoins du peuple qu’un seul souverain, que les magistrats jugeaient suivant que leurs perruques tournaient, qu’une trentaine de ducats faisaient gain de cause, que les généraux autrichiens n’étaient que des lâches, des ignorants et de vieilles perruques, que c’était à la loi naturelle de régner, qu’il fallait supprimer les princes, que toutes les fortunes devaient être égales, que l’Empereur (d’Autriche) ne vaincrait jamais « les Carmagnols », que les prêtres étaient des gueux, qu’il fallait attribuer un temple à la Raison pour y chanter des hymnes civiques, que la religion des Français qui adoraient Dieu en plein air était la meilleure. On avait trouvé sur eux « des chansons patriotiques françaises » et « des vers qui n’étaient pas moins impertinents ». Ils dansaient dans les rues quand les Autrichiens étaient défaits et se retiraient dans leurs maisons lors du passage de prisonniers français.

Les prétendus conspirateurs avaient en commun qu’ils étaient tous originaires des régions frontalières autrefois luxembourgeoises, situées entre Sierck, Thionville et Longwy et qu’ils s’étaient installés et mariés dans la forteresse depuis vingt ou trente ans pour y faire commerce ou exercer leur métier. C’est le maître de musique Massart qui avait tenu les paroles les plus radicales. Le libraire Lequereux avait déjà eu à faire avec la censure en 1787. Sa femme et sa fille avaient assisté à la proclamation de la République à Thionville. Le personnage principal était Couturier, le pharmacien, un homme de 51 ans, frère de Jean-Pierre Couturier, député de la Moselle à l’Assemblée législative à Paris. Le 18 décembre 1794, un clairon apparut devant les murs de la forteresse pour apporter au maréchal de Bender un message du représentant du peuple Merlin, dans lequel celui-ci menaçait les troupes de la forteresse de représailles si Couturier était maltraité. Celui-ci refusa cependant de quitter la forteresse et affirma « vouloir partager le sort de ses concitoyens ». Selon l’agent national Legier, « ce citoyen français a été persécuté pendant le blocus et a langui longtemps dans une obscure prison. Son épouse est morte de chagrin et sa fortune a été en partie dissipée. Dès l’entrée des Français, il a été premier officier municipal et il a toujours continué de l’être. Peu de citoyens ont montré une conduite plus civique et plus désintéressée et, quoique chargé d’une nombreuse famille, il a tout sacrifié pour remplir ses fonctions. »

Les « fauteurs du système français » n’auraient été d’aucune utilité s’ils avaient été seuls, sans rapports avec la population du pays. Il n’a fallu que de quelques jours pour que des habitants de vieille souche sortent de leurs abris et se joignent aux habitants originaires de Thionville et environs. Il y avait d’abord la famille Seyler, dont le commerce était établi au coin formé par la Grand-Rue et la rue des Capucins. Famille nombreuse, trois garçons et neuf filles qui embrassèrent tous la cause de la République. L’aîné était pharmacien comme Couturier et gérait la Pharmacie du Pélican près du Puits Rouge. La République le nomma commissaire de police chargé du maintien de l’ordre et de l’organisation des fêtes républicaines avec pour toute aide un « appariteur » et un insigne tricolore. Le second était médecin à Remich et fut nommé membre du Conseil de l’Administration du Département des Forêts, sorte de gouvernement au niveau du pays, puis juge à Diekirch. L’une des filles Seyler épousa François Scheffer qui avait étudié le droit à Bruxelles en 1789, était un lecteur de Rousseau et Voltaire et représentait la corporation des rôtisseurs sous l’Ancien Régime. Il reprit à son compte l’épicerie familiale des Seyler et rejoignit son beau-frère, le médecin Seyler, à la tête de l’Administration pour devenir ensuite le premier maire de la Ville sous le Consulat. Trois autres filles prirent pour époux le pharmacien Heldenstein d’Echternach, le médecin Biwer3, tous les deux nommés maires de leurs villes, et le Français Desert, commissaire de la République auprès de la municipalité de Luxembourg.

Au clan familial des Seyler il faut ajouter deux personnages hors norme venus de la région de Bitbourg, région aujourd’hui allemande, Willmar et München, qui avaient fait leurs études au Collège de Luxembourg en même temps. Jean-Georges Willmar étudia le droit à l’Université de Louvain, fut échevin-justicier de l’Abbaye de Munster avant d’être nommé en juin 1795 substitut de l’agent national Legier, puis président du nouveau Tribunal Criminel et sous-prefet sous le Consulat. Dominique-Constant München fit des études de théologie à Trèves, sortit premier des 300 candidats du concours pour l’accès à la prêtrise, fut pro-recteur du Séminaire filial dans l’Ancien Régime et cumula les fonctions de curé et de bourgmestre de Diekirch de 1796 à 1800. München était un curé atypique. Il refusait le culte marial, niait l’origine divine du pouvoir des souverains et fut l’un des premiers à prêter le serment de fidélité à la république.

Dans ce petit groupe, on trouva beaucoup de médecins et de pharmaciens, en plus de quelques juristes et de commerçants. Ils se distinguaient par une certaine position sociale et leur relative jeunesse. Le milieu populaire était absent. Les frères Seyler avaient 38 et 34 ans, München et Willmar 32 ans, Scheffer 29 ans. La jeune génération des professions libérales et des classes moyennes était prête à faire confiance à la république. Les nombreux liens de mariage à l’intérieur de ce milieu montrent aussi que les républicains constituaient pourtant une minorité même dans la capitale et les petites villes, du moins au début. Quant à Couturier, une de ses filles épousa le jeune Cercelet, imprimeur venu de France et éditeur belliqueux de la presse républicaine, l’autre un émigré repenti, François Joseph de Blochhausen, fils du seigneur de Bitbourg et futur grand-père de l’homme d’État luxembourgeois.

Les républicains se réunissaient d’abord dans la maison Scheffer de la Grand-Rue puis dans le cadre du « Cercle Constitutionnel du Département des Forêts », qui s’était installé dans l’ancienne « Maison des Marchands » de l’actuelle rue de la Loge. Les statuts de ce club républicain furent signés par 53 personnes, parmi lesquels l’historien Martin Blum a pu déchiffrer celles du marchand de vinaigre Carcher, de l’horloger Augustin, du maître de musique Massart, du pharmacien Heldenstein et du rôtisseur Scheffer. Le Cercle Constitutionnel se réunissait trois fois par « décade ». Son but était de s’occuper de toutes questions politiques, littéraires, de sciences et d’arts, de répandre les principes de la liberté, épurer l’esprit public, instruire nos concitoyens et leur faire aimer la république. Les statuts précisaient qu’un directeur serait nommé à chaque séance, qui veille à ce que chacun parle à son tour et ne peut refuser la parole à personne. S’il arrivait contre toute vraisemblance qu’un membre se présentât ivre, le directeur l’avertit fraternellement de se retirer. Celui qui professerait des principes contraires à la Constitution de l’an III sera rappelé à l’ordre par le directeur, de même que ceux qui se permettront des personnalités. Personne ne pourra fumer, manger ou boire dans la salle des réunions. Aucun membre ne pourra entrer en armes, avec canne ou bâton. Le titre glorieux de citoyen sera le seul en usage parmi les membres du cercle. Celui qui se servirait de l’épithète de Monsieur sera réprimandé fraternellement par le directeur. La société tiendra divers journaux ainsi que Le Moniteur et Le Fonctionnaire. Les séances commenceront par la lecture des journaux et chaque décade une collecte sera faite pour « les malheureux ».

Les fonctions de premier officier municipal occupées par Couturier dès le 30 juin 1795 correspondaient à celle de premier échevin ou de maire-adjoint. Couturier avait la confiance des Français et était respecté par les Luxembourgeois, avec lesquels il avait partagé les rigueurs du blocus. Sa première tâche fut de trouver des logements pour les soldats. La forteresse comptait 8 000 habitants4 et elle avait hébergé une garnison de 12 000 soldats autrichiens. Il fallait maintenant trouver de la place pour 25 500 soldats français. Toutes les casernes et tous les couvents ne suffisaient pas pour faire face à un tel afflux. Il fallait trouver de toute urgence 13 500 lits supplémentaires.5 Ce fut le travail de Couturier. Il fit le tour des maisons et recensa toutes les chambres disponibles. Le résultat de ce travail est un document incontournable sur les conditions de vie dans la forteresse à la fin du XVIIIe siècle.6

La deuxième tâche du pharmacien fut d’inspecter les prisons, tâche pour laquelle il paraissait particulièrement habilité pour y avoir séjourné peu de temps avant. Fin octobre 1795 à dix heures du matin, Couturier se rendit dans la cave de la maison communale (l’actuel Palais grand-ducal). Les vingt prisonniers n’avaient reçu que le quart de leur ration de pain, les fenêtres étaient cassées, la paille pourrie et les prisonniers dormaient sur le rocher nu, crachant le sang, les vêtements en loques, les pieds gonflés, couverts de gelures et de vermine. La visite se termina par un incident avec le gardien qui nia toute faute, menaça le représentant du peuple et le jeta hors de son royaume des ténèbres. Au Marché-aux-Poissons (l’actuelle rue Wiltheim), la situation n’était pas meilleure. « Nous avons vu 32 malheureux infirmes dans la maison d’arrêt, couchés sur le carreau et n’ayant pour soutenir leur tête que quelques morceaux d’une paille plutôt ressemblant à du fumier. » Aux Trois Tours, montée de Pfaffenthal, il y avait à chaque étage trois cellules de six pieds (1,8 mètre sur 1,8 mètre). L’eau suintait à travers les murs. Toutes les catégories de prisonniers étaient mélangées : hommes et femmes, jeunes et vieux, violents et pacifiques, femmes enceintes, prostituées et proxénètes. Pas de vêtements de rechange, pas d’espace pour séparer les prisonniers en cas de dispute ou en cas de maladie.

Dans son rapport à l’administration centrale, Couturier ne cacha pas son émotion. « L’Humanité souffre, si on laisse ces malheureux sans défense. » Il proposa de séparer les personnes condamnées et les prévenus, de créer des infirmeries, des ateliers, d’enlever aux gardiens (« les concierges ») le droit de punir et le droit de faire payer leurs services et il exigea de sanctionner les voies de fait et les cas de corruption.

Le 28 juin 1795, trois paysans de Sanem, Michel Feyder, Guillaume Decker et Nicolas Hilbert, sortirent de prison. Ils avaient été arrêtés en 1791 pour avoir nié le dogme de la transsubstantiation et avaient été condamnés à la prison à vie. Le négociant Amboise Hencké, le premier protestant à avoir pu s’installer au Luxembourg malgré l’opposition du Magistrat et des corporations, fut coopté au sein de la nouvelle municipalité. Désormais les convictions religieuses appartenaient au domaine privé. L’État n’avait pas à s’en occuper.

Le 14 juillet 1795, l’Administration centrale décida de libérer les citoyens juifs interdits de séjour depuis 1540 et soumis lors de leur passage au payement d’une taxe spéciale, « en même temps que les animaux ». Le nouveau régime leur accorda l’égalité des droits « considérant que le règne de la superstition et de l’esclavage seuls ont pu assimiler une partie des citoyens à des animaux ». L’un des premiers citoyens de confession juive à venir s’installer au Luxembourg fut Pinhas Godchaux, originaire de Manom près de Thionville, « essayeur du bureau de garantie des matières en or et en argent ».7

Le 8 septembre 1795, il fut décidé que « tous les signes distinctifs et indicatifs des ci-devant justices, hautes, moyennes et basses, telles que potences, fourches patibulaires, carcans et autres […] seront abattus et détruits », l’utilisation de la torture fut abolie. Les poids et mesures furent réorganisés sur la base du système décimal et le calendrier républicain fut introduit avec la semaine de dix jours, la décade, un registre de l’état civil fut créé, indépendant du baptême et de l’appartenance à une communauté religieuse. Les couvents et les abbayes furent supprimés et le clergé séculier fut assujetti à « la constitution civile du clergé » avec la prestation d’un serment de fidélité à la République et de haine à la royauté que 278 membres du clergé prêtèrent sur 1 130. Après un an d’absence totale de scolarisation, une École Centrale fut organisée à la place de l’ancien Collège des Jésuites avec pour mission principale l’enseignement des sciences, du dessin et de l’instruction civique. Une bibliothèque centrale lui fut annexée qui archiva l’ensemble des livres ayant appartenu auparavant aux abbayes. En 1797, une commission fut constituée pour nommer les six professeurs et organiser les programmes. Les curés constitutionnels München et Zeller en firent partie de même que les jacobins Couturier et Biwer.

Au premier germinal de l’an V de la République Française, l’ensemble des contribuables du pays furent convoqués pour choisir leurs juges et leurs représentants pour l’administration de la Commune et du Département. Ce furent les premières élections que le Luxembourg ait connues. Elles se traduisirent par un triomphe pour Willmar, fort de l’appui des autorités françaises et des notables d’Ancien Régime, et un désastre pour les républicains de la première heure, Couturier, Scheffer et Seyler.

Les nouvelles institutions étaient encore fragiles et les partisans des nouvelles idées peu nombreux. Les républicains s’étaient attelés à une tâche titanesque, créer en quelques mois un nouvel édifice social basé sur la liberté de conscience, l’égalité devant la loi et la souveraineté du peuple. Ils n’hésitèrent pas à bousculer des habitudes séculaires et se heurtèrent à un mur de préjugés et d’incompréhension. Ils ne vinrent pas à bout de tous les problèmes, durent faire de douloureux compromis, assistèrent à la montée de la corruption, du carriérisme et de l’autoritarisme.

Il faudra cesser un jour de leur reprocher d’avoir trahi une patrie qui n’existait pas encore ou d’avoir été des monstres sanguinaires d’une cause qui n’aurait pas mérité d’être défendue. Les idées nouvelles arrivèrent de l’extérieur et par effraction et il ne pouvait pas en être autrement, mais pour la première fois les habitants du pays furent considérés comme des citoyens et appelés à considérer que l’État leur appartenait. Il ne pouvait y avoir de conscience nationale sans loi commune et sans participation citoyenne. C’est le 15 juin 1795 que l’histoire du pays a commencé.

Quant à l’arbre de la liberté planté le 15 juin, il ne survécut pas. Deux patriotes de Luxembourg, les citoyens Lemoine, traiteur à la Place d’Armes, et Massart, maître de musique, furent désignés pour le remplacer. On décida finalement d’enfouir une pierre provenant de la Bastille à l’endroit où se trouve aujourd’hui le kiosque à musique.

(Suite de la page.19)

1 Cet article fait suite à celui que nous avons publié dans le Land sur « La journée du 13 août 1919 ». D’autres articles tournant autour d’un événement-charnière sont prévus en dehors de tout ordre chronologique

2 Nikolaus Hein : Goethe in Luxemburg, 1925, p. 124, 152 ; Gunther Franz : Goethe in Trier, Ausstellungskatalog, Trier, 1992. En fait, il s’agissait de deux dessins, d’un dessin en noir et blanc envoyé en octobre 1792 à Herder et d’une aquarelle donnée à Jacobi en novembre 1792

3 Ou Biver

4 Selon le recensement de 1796, 8 696 habitants, la population des faubourgs non comprise (2 600).
Cf. Lefort, p. 163. Trausch indique le chiffre total de 8 043 habitants, y compris les 2 686 habitants des faubourgs, cf Trausch : « La vie municipale à Luxembourg sous la république », Hémecht, 1963, n°4, p. 469

5 En septembre 1796, la garnison tomba à 1 500 hommes, les réquisitions de logements cessèrent

6 Alphonse Rupprecht : Logements militaires à Luxembourg, 1979, p. 19

7 Laurent Moïse : Du rejet à l’intégration. Histoire des Juifs du Luxembourg des origines à nos jours, p. 43

Cet article se base sur une documentation réunie en 1989 pour la commémoration du 200e anniversaire de la Révolution Française. Le travail se limite à la mise en place du système républicain entre 1795 et 1797, il ne tient pas compte de la vente des biens nationaux, de la conscription militaire et de la révolte paysanne d’octobre 1798

Une seule étude d’ensemble de la période révolutionnaire a été publiée en 1905 par Alfred Lefort, un notaire de Reims qui avait séjourné dans un hôpital de la capitale. Marcel Noppeney publia sous forme de chroniques ce qui lui resta de ses archives familiales (À Luxembourg autrefois, 4 fascicules). Gilbert Trausch, dont les études sur l’expropriation des couvents, les élections de 1797 et 1798, la presse républicaine et la révolte paysanne de 1798 ont fait date, ne terminera jamais la grande œuvre qu’on avait le droit d’attendre de lui. Les études d’Ally Leytem sur « La vente des biens du clergé » (1978 ; voir également le Land du 13 avril 2018) et de Romain Hilgert sur la presse républicaine (Zeitungen in Luxemburg, 1704-2004, 2004, p. 29-37 ; « Un journal d’opposition au Département des Forêts », d’Land du 6 avril 2007) n’ont pas pu être utilisés dans le cadre de cet article.

Sur l’Ancien Régime, nous avons eu recours aux travaux de François Lascombes (Chronik der Stadt Luxemburg, Band 3), Arthur Schon (Luxemburger Pfarreien), Nikolaus Hein (Goethe in Luxemburg), Alphonse Sprunck (« Les fauteurs des nouvelles idées françaises », « L’abbé Limpach et les bourgeois d’Echternach », « L‘Histoire de l’Abbaye St. Willibrord d’Echternach au 18e siècle », « Grevenmacher, la bonne ville, 1252-1952 », « Études sur la vie économique et sociale dans le Luxembourg au 18e siècle », « Les origines de la Bibliothèque Nationale »), Armand Logelin-Simon (« Charles-Ferdinand Vesque: histoire et légende », Galerie 2001-2002), Henri Wehenkel (« Le procès des hérétiques de Sanem », d’Land, 2 décembre 2010).

Sur la période républicaine, les études de Louis Wirion sur la famille Munchen (Biographie Nationale, fasc. II) et sur les familles Scheffer et Seyler (fasc. III), celle d’Alphonse Sprunck sur le gouverneur Willmar (fasc. X), et celle de Jules Mersch sur la famille Hencké-Servais (fasc. XX), le livre d’Alphonse Rupprecht « Logements militaires à Luxembourg » et son étude sur les « Fêtes décadaires » (Ons Hémecht) , les articles de Martin Blum sur « Une association républicaine à Luxembourg »», « Wälderdepartement. Aktenstücke », « Dominik-Konstantin Münchens Versuch einer kurzgefassten statistisch-bürgerlichen Geschichte des Herzogtums Lützelburg » (Ons Hémecht), de François Decker sur « Feulen, 963-1963 » et les souvenirs de Jean-Pierre Brimmeyr (1799-1871) sur « Dom.-Constantin Munchen » (Luxemburger Volksbildungskalender 1918), « Bourgeois et paysans de Luxembourg au temps de la Révolution », « Souvenirs et Causeries, mémoires d’un vieil Echternois » (Voix des Jeunes, 1922; Cahiers Luxembourgeois, 1952), le court texte de Nicolas Ries sur « Les Français à Luxembourg ». Le rapport Couturier sur les prisons est cité d’après N.A. Ensch (« Les prisons de la Ville de Luxembourg », 1934) et Tony Jungblut (« Luxemburger Pitaval », 1938).

Henri Wehenkel
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