Deux historiens écrivent la genèse du centre offshore luxembourgeois chez Cambridge University Press

Archéologie du centre financier

Échange de courriers entre le ministère des Finances et l’Arbed, archives éminemment nationales
Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 01.09.2023

« Archaeology of a Treasure Island : Actors and Practices of Holding Companies in Luxembourg (1929–1940) ». Dans un article paru le 24 août dans Contemporary European History, éditée par la prestigieuse Cambridge University Press, deux historiens de l’Université du Luxembourg, Matteo Calabrese et Benoît Majerus, éclairent la naissance dans les années 1930 du Grand-Duché comme plateforme internationale de chalandage fiscal. Selon les auteurs, c’est la première matérialisation de l’accaparement par le monde économique du processus législatif. S’appuyant sur le cadre théorique proposé par Katharina Pistor, auteure de The Code of Capital : How the Law Creates Wealth and Inequality (Princeton University Press), les chercheurs expliquent comment la loi luxembourgeoise a été calquée sur les intérêts du monde des affaires. En l’espèce, celui de l’Arbed (ancêtre d’ArcelorMittal). La loi sur les holding 1929, adoptée en juillet de cette année de crise économique, a pour origine des vœux formulés au sein du conglomérat régional de l’acier. « At the time, ARBED was experiencing economic difficulties, with French and Belgian interests trying to take over the group. Transferring control of the majority of the group’s shares to a holding umbrella was seen as a potential way of sheltering the company from hostile takeovers », écrivent les auteurs, qui se basent notamment sur des recherches de Charles Barthel.

Devant le Parlement, le « directeur général » des Finances (ancien intitulé pour le ministre) Pierre Dupong (Parti de la droite, futur CSV) a vu loin pour le projet de loi qu’il portait, à savoir la possibilité pour tout contribuable étranger de trouver au Luxembourg un havre de paix fiscal : « S’il nous était possible ici de créer une espèce de port-franc pour tous les contribuables qui pourraient venir chez nous moyennant une redevance qui serait intéressante pour notre pays, nous n’hésiterions pas un seul instant à le faire », a ainsi dit le ministre (selon les comptes rendus de la Chambre, voir encadré). Six ans plus tard, le notaire et homme de droit Bernard Delvaux analysait : « L’objet de la loi, discutable sur le fond, est clair : générer de nouvelles ressources pour les autorités fiscales ». La holding créée en 1929 n’avait pas de vocation commerciale ou industrielle. Il s’agissait d’une structure détenant des actions dans d’autres sociétés et son intérêt dépendait grandement de son taux d’imposition, dans une course au moins-disant fiscal en compétition avec la Suisse et le Liechtenstein. Dès 1933, les résultats ont dépassé les attentes du rédacteur de la loi, Pierre Braun, directeur de l’Administration de l’enregistrement et des domaines, comme l’expliquent Majerus et Calabrese. Le Parti de la droite et Pierre Dupong ont littéralement porté cette loi face à l’opposition socialiste qui a vu à travers elle « une sorte de féodalisme capitaliste créé dans notre pays », selon les termes de René Blum.

Une bataille médiatique s’est engagée dès lors via les organes de presse inféodés aux parti. En 1931, après l’adoption de cette loi, l’Escher Tageblatt voyait en le Luxembourg « l’eldorado du big business ». Ce qu’il est effectivement devenu, avec d’autres juridictions. Le dumping fiscal opéré localement a grandement bénéficié aux ressources publiques du Grand-Duché, au détriment de celles des États voisins pour le reste du XXème siècle. Ce champ de recherche est longtemps resté inexploré du fait des difficultés d’accès aux archives et des réticences à financer le travail. Benoît Majerus a finalement obtenu du Fonds national de la Recherche, les moyens nécessaires pour défricher l’histoire du centre financier luxembourgeois, un sujet très sensible politiquement. Au cours de ces dernières années, le professeur d’histoire et ses étudiants ont fouillé le registre de commerce des années 1930, recensant chaque société identifiée comme une holding, ainsi que ses administrateurs et les personnes qui ont participé aux montages. Plus de 1 500 holdings ont été créées entre 1929 et 1939, selon les historiens. À ses premières années, la holding 29 a « seulement » produit 1,6 pour cent des recettes fiscales nationales. L’intérêt était ailleurs, apprend-on dans les 18 pages rédigées par les historiens luxembourgeois : l’afflux de holdings faisait travailler les banques, les avocats d’affaires, les notaires… tout un écosystème financier en développement. S’y greffaient l’horesca et la presse. Des agences immobilières proposaient des immeubles boites aux lettres. L’Hôtel Brasseur, sur l’avenue de l’Arsenal, s’est spécialisé dans l’accueil d’assemblées générales. Le Luxemburger Wort a gagné beaucoup de sous en publiant leurs compte-rendus. Les connexions entre le politique et l’économique sont dessinées. Majerus et Calabrese soulignent la présence d’avocats d’affaires et notaires dans les rangs du Parti de la droite (Edmond Reiffers, François Altwies, Aloyse Hentgen, Nicolas Jacoby, Auguste Thorn, Emile Reuter et Fernand Loesch) et du Parti libéral (Robert Brasseur et Gaston Diderich), deux clans favorables à la holding 29.

Capitaux français et belges Les historiens de l’Uni.lu retracent l’origine des capitaux malgré la dissimulation des bénéficiaires économiques permise par le régime holding : la France pour 36 pour cent puis la Belgique pour 24. Majerus et Calabrese replacent l’émergence du régime H29 dans un contexte d’émergence d’un embryon de centre financier luxembourgeois, citant notamment la création de Banque générale du Luxembourg, soutenue par la Société générale de Belgique, ou du Crédit industriel d’Alsace et de Lorraine. Le milieu catholique a aussi, au même moment, investi les circuits financiers, avec la création de La Luxembourgeoise et de la Fortuna. Le régime des holdings nouvellement créé a permis au centre financier naissant de perdurer après la crise de 1929. Majerus et Calabrese citent la BIL, grosse consommatrice de holdings, un quart du marché environ, ou encore la banque Alfred Lévy, une banque d’affaires créée avec des capitaux franco-suisses, ou encore la Banque commerciale, aux capitaux allemands. Ces établissements financiers jouaient notamment le rôle de domiciliataire ou fournissaient des prête-noms, dans le but de cacher les bénéficiaires effectifs des coquilles vides créées au Grand-Duché, à dessein. Les titres au porteurs permettaient d’échanger les actions de mains en mains sans inscription au registre des actionnaires. (Ce qui posera problème après la guerre.)

Les notaires ont aussi vu en le régime de holdings une source de diversification pour survivre à la crise de la profession qui les affectait. Cinq des 32 notaires se sont ainsi spécialisés dans la constitution de holdings pour concentrer les trois-quarts du marché : Paul Kuborn, Edmond Reiffers, Joseph Neuman, François Altwies et Tony Neuman. Les historiens soulignent leurs liens avec le monde politique et/ou économique. Edmond Reiffers a (brièvement) été ministre des Finances pendant la Première guerre mondiale et a été associé à la fondation des institutions financières catholiques. François Altwies, président (conservateur) du Parlement, était du même cercle. Paul Kuborn et les Neuman (père et fils) étaient, eux, liés à l’Arbed. Tony en a même été le président dans les années 1970. Des avocats comme Bernard Delvaux et Alex Bonn (chez qui un certain Luc Frieden commencera sa carrière professionnelle) se sont aussi spécialisés dans les holdings.

Un néo-fordisme fiscal « In 1936, the Inland Revenue, the British government department responsible for tax collection, identified Luxembourg, alongside the Channel Islands, the Isle of Man and Switzerland, as one of the main jurisdictions for this form of tax avoidance », écrivent Majerus et Calabrese. L’article universitaire révèle comment le gouvernement luxembourgeois a promu sa loi H29, « alors que le régime servait à cacher les bénéficiaires économiques », via ses réseaux diplomatiques. À l’Exposition universelle de Chicago en 1933, le pavillon luxembourgeois vantait son centre financier : « There was also a dedicated exhibition table providing information about holding companies. And the Luxembourg government paid for a special issue of the Chicago Tribune in which three of the nine articles were devoted to the financial centre, including two on holding companies », écrivent Majerus et Calabrese. Une de ces publications vante assez lourdement la présence de Ford Investment Company, la holding de Ford Europe, basée au Royaume-Uni, « pour minimiser les impôts » payés sur le Vieux Continent, relatent les historiens. Parmi les administrateurs : Auguste Thorn, député du Parti de la droite et, quelques années plus tôt, rapporteur du projet de loi sur les Holdings.

La BIL fournit également ses « dummy directors » . « This was a lucrative business, not only because of the costs associated with creation and management but also because Ford decided to rent two floors of a new office building that the BIL had just built in the city centre », narrent Majerus et Calabrese. La mécanique d’optimisation fiscale est détaillée. La holding luxembourgeoise servait à collecter les dividendes et à prêter de l’argent à Ford Germany et à acheter des filiales en France. Les sociétés de participations financières créées par la loi du 31 juillet 1929 sont rapidement utilisées comme fonds d’investissement. Par exemple l’Union Internationale de Placements créée en avril 1931 était considérée par le New York Times comme un fonds d’investissement fermé dans le non-coté (« closed-end private equity fund ») : dans ce fonds ont notamment été placés les capitaux de la famille Bonnet (France), derrière la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, et ceux de la famille Warburg (Allemagne), derrière la banque éponyme. Last but not least, relèvent les historiens, la holding luxembourgeoise a aussi vite servi à concentrer les avoirs des grandes familles de l’industrie européenne : les Pirelli (Italie), Wendel (France) ou encore les Wallenberg (Suède). « Tax minimisation was again the principal reason for transferring the tax residency », résument Majerus et Calabrese. La loi du 31 juillet 1929 a donc bien posé les bases d’un centre financier offshore, un pan de l’histoire qui émerge quasiment un siècle plus tard dans le sillon de scandales médiatiques qui ont embarrassé la classe politique.

Concordance des intérêts

Courrier du directeur de l’Arbed, le 10 mai 1929 : « La marche ascendante des titres en bourse a progressivement accentué le rendement de la taxe d’abonnement. Le Trésor trouvera dans la tenue des cours une compensation à la diminution de recettes que l’exemption que nous avons l’honneur de solliciter pourrait entraîner, au point de vue des seules apparences ».

Courrier du directeur général des Finances, Pierre Dupong, à la direction des Aciéries réunies de Burbach-Eich-Dudelange (Arbed), daté du 24 mai 1929, en copie, le directeur de l’Enregistrement, Pierre Braun : « En réponse à votre estimée lettre en date du 10 de ce mois, par laquelle vous demandez l’élargissement du principe de la suppression des doubles impôts à la taxe d’abonnement sur titres de société, j’ai l’honneur de vous informer que j’ai soumis votre suggestion à l’administration compétente afin d’appréciation et d’avis. Il résulte des renseignements qui viennent de me parvenir qu’à l’occasion du premier changement de la législation sur la matière, on pourra revenir sur la question soulevée par vous. Veuillez agréer etc. »

Verbatim

Débats à la Chambre le 16 juillet 1929 :

Pierre Dupong, directeur général des Finances : « L’établissement des sociétés Holding dans notre pays a une portée financière très considérable pour nous. Elle entraînera pour notre fisc des recettes supplémentaires, se chiffrant à des millions. Il n’existe aucun motif supérieur pour écarter cette possibilité de renforcer notre situation financière. (…) Leur établissement chez nous augmentera le rayonnement international du notre pays. Plus les capitaux étrangers s’adresseront au Grand-Duché de Luxembourg, plus notre pays sera connu et apprécié dans les autres pays qui sont de cette façon intéressés au statut du Grand-Duché de Luxembourg. »

Pour le socialiste Pierre Krier, le régime fiscal accordé aux holdings est un « privilège ». Pierre Dupong dément. « C’est un mode d’imposition spécial ». « Nous partons du point de vue que les capitaux concentrés entre les mains des Holdings sont déjà passés par l’imposition. (…) Ni privilèges, ni faveurs, mais perception d’un impôt adéquat à une situation spéciale ».

Pierre Sorlut
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