La ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) veut faire de la réforme des Archives nationales un de ses projets-phares. Elle vient de déposer le « projet de loi sur l’archivage » et annonce un nouveau bâtiment

Imprescriptibles et inaliénables. Enfin

d'Lëtzebuerger Land vom 11.12.2015

Jusqu’ici, il n’y a rien Evamarie Bange est déçue. Sans vouloir prendre les devants avant qu’un groupe de travail du Veräin vun de Lëtzebuerger Archivisten (VLA) n’analyse le projet de loi n° 6913 « sur l’archivage », la présidente de cette jeune association (elle a seulement été créée l’année dernière) qui regroupe une soixantaine de membres, peut néanmoins articuler sa principale critique à l’encontre du texte : à ses yeux, il s’agit avant tout d’une loi pour les Archives nationales, et non pas d’une loi nationale sur les archives. Nuance. Car des archives, il y en a plusieurs au Luxembourg : Evamarie Bange est responsable des archives communales de la Ville de Luxembourg par exemple, mais son association inclut aussi des archives images comme celles du Centre national de l’audiovisuel, ou des archives spécialisées comme celles de l’Archevêché. Sur celles-là, il n’y a pas une ligne dans le texte. Son plus grand regret vis-à-vis du projet de loi : que les communes aient été exclues de son champ d’application, par respect pour l’autonomie communale probablement. Mais Evamarie Bange aurait souhaité que justement ces entités locales, qui gèrent un patrimoine important – rien que les répertoires des personnes sont une mine d’or pour les chercheurs en migrations – se voient accorder une aide logistique et pratique pour ce travail sensible.

Sur cette critique, beaucoup d’historiens la rejoignent. Jusqu’à présent, seule la Ville de Luxembourg a des archives gérées professionnellement, avec un service de sept personnes, trois à la mairie, où les archives ses situent au sous-sol et sont accessibles sur demande, et quatre dans le stockage pour assurer la gestion et le catalogage. Car des archives n’ont de valeur que si elles sont correctement répertoriées et indexées, ce qui n’est pas toujours le cas au Saint-Esprit notamment (la disparition / réapparition des fonds d’archives en sont la preuve). Celles de la Ville de Luxembourg remontent loin, jusqu’au XIIIe siècle, sont organisées de façon à ce qu’on puisse reconstituer et comprendre l’histoire de la capitale et son évolution, les décisions politiques et les changements socio-économiques et sont constituées en dossiers thématiques avec non seulement les documents officiels, rapports de réunion ou courriers, mais aussi des coupures de presse et tout autre document pouvant contextualiser un sujet. D’autres communes ont une histoire tout aussi mouvementée, mais elles gèrent leurs archives un peu au pifomètre, souvent c’est le secrétaire communal ou son adjoint qui s’en occupent tant bien que mal, gardent ou jettent ce qui bon leur semble. Evamarie Bange se souvient elle-même que lorsqu’elle est arrivée au Knuedler il y a dix ans, une des premières choses qu’elle ait faites était de s’enquérir de la base légale de son travail. Le fait qu’il n’y en ait pas du tout, nada, rien, aucun texte, sinon un paragraphe dans une loi communale de 1843 provoqua son étonnement. Comme maintenant cette exclusion expresse des communes de cette première tentative de légiférer. L’article 23 dit : « Les communes conservent elles-mêmes leurs archives », elles peuvent conclure des accords de coopération avec l’État et doivent toutefois informer le directeur des Archives nationales (AN) « de toute destruction prévue de documents ». Sont également exclus de la loi les fonds d’archives des cultes et tout ce qui touche au secret fiscal – donc un pan non-négligeable de l’histoire récente du pays.

Tri et versement Il n’en reste pas moins que Josée Kirps, la directrice des AN, voit dans ce projet de loi une avancée considérable, tout comme le qualifia d’ailleurs la ministre de la Culture, Maggy Nagel (DP), lors de la présentation des grandes lignes du texte, le 4 novembre (il n’a été déposé que le 30 novembre à la Chambre des députés). Car jusqu’à présent, les archives fonctionnaient en zone grise au Luxembourg, sans véritable obligation de versement ou d’accessibilité, davantage selon des traditions et le bon vouloir des uns et la mauvaise foi des autres que selon des principes fondateurs. Le texte introduit quelques grands principes pour les archives publiques, qui semblent une évidence mais ne furent encore arrêtés nul part. Comme cet article 11 : « Les archives publiques sont imprescriptibles et inaliénables. Nul ne peut détenir sans droit ni titre des archives publiques ». Le projet de loi fixe par ailleurs les procédures de versement des archives publiques, des administrations notamment (à l’exception de la Chambre des députés, du Conseil d’État et des juridictions, qui gèrent leurs propres archives), dès qu’elles ne présentent plus « d’utilité administrative » pour elles. Des « tableaux de tri », que les Archives nationales doivent développer avec les producteurs et détenteurs d’archives d’ici l’entrée en vigueur de la loi, permettront de fixer les grandes lignes de ce qu’on peut jeter – exemple-type : des factures de petit matériel – et ce qu’on doit garder – la correspondance du ministre avec ses pairs ou ses homologues étrangers. C’est le point le plus imprévisible de cette réforme, celui qui a le plus d’implications pratiques pour les AN : personne ne sait vraiment quelle somme d’archives est concernée, combien de mètres courants de stockage seront nécessaires pour accueillir ces nouveaux fonds, quels volumes les administrations concernées produisent vraiment par an.

Investissements C’est la raison pour laquelle la ministre de la Culture s’est dite consciente de l’urgence de trouver une solution de stockage pour les AN, actuellement éparpillées sur de nombreux sites souvent inappropriés, et de proposer reprendre sur le métier le projet d’un nouveau bâtiment à Belval – celui-là même qui a été avorté en 2006. Dans sa réponse à une question parlementaire de sa prédécesseure Octavie Modert (CSV), elle vient de confirmer l’option Belval (pour laquelle Paul Bretz avait gagné le concours d’architectes) tout en promettant des économies de l’ordre de vingt millions d’euros par rapport à ce premier projet, à un budget de construction global de 65 millions. Elle s’engage elle-même pour intervenir auprès de ses collègues de gouvernement afin que ce bâtiment soit remis sur la liste des projets prioritaires. Depuis le début de la législature, les Archives nationales ont pu engager quatre fonctionnaires supplémentaires (après plus d’une décennie sans nouvelle embauche), à 26 personnes ; pour ses nouvelles missions, elles se verront accorder sept nouveaux postes sur sept ans et une enveloppe additionnelle de 3,4 millions d’euros, également sur sept ans (en 2016, les Archives nationales recevront une dotation budgétaire de 3,88 millions d’euros).

La mine d’or des privés Outre les archives publiques, les AN pourront également accueillir des fonds privés, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, par dons et legs ou par acquisition. Ces fonds deviennent alors eux aussi imprescriptibles et inaliénables. Mais, fait nouveau, de telles archives privées pourront également être classées, même si elles restent entre les mains des propriétaires (mais jamais sans leur consentement), et sont alors protégées de toute altération, destruction ou export. Des amendes pouvant aller jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros sont introduites pour punir ceux qui s’en prendraient aux archives, classées ou publiques.

Si la politique des archives publiques est un sujet pour le gouvernement libéral de Xavier Bettel, s’il y a soudain cette prise de conscience de l’importance d’un archivage conséquent, c’est une des suites de l’affaire des dysfonctionnements au Service de renseignements, qui a fait tomber le gouvernement de Jean-Claude Juncker (CSV) en 2013. On discutait alors de la nécessaire transparence autour de leurs archives historiques, du droit du citoyen d’avoir accès à leurs dossiers. Un projet de loi sur les archives du Srel (n°6850) prévoit de mandater trois historiens de les analyser et d’en dresser un rapport scientifique. Puis il y eut le rapport Artuso sur la collaboration de la commission administrative avec l’occupant nazi et les reproches de Charles Barthel d’un manque de sérieux dans ses recherches, notamment d’avoir omis de consulter un certain nombre d’archives que Barthel estime essentielles. On en discute encore, notamment lors d’une table-ronde qui aura lieu lundi soir au Musée Dräi Eechelën1.

La question de l’accès Or, si les chercheurs et les historiens, de plus en plus nombreux grâce aussi au développement de l’Université du Luxembourg, ont bien une attente vis-à-vis d’une loi, c’est qu’elle leur assure un accès plus facile et surtout plus rapide et plus égalitaire aux fonds d’archives, et ce sans égard à leur curriculum personnel, à leur orientation idéologique ou à leurs réseaux privés. Il n’est pas rare aujourd’hui que certains fonds privés, comme celui concernant Joseph Bech notamment, restent sous scellés pour les chercheurs réputés moins complaisants vis-à-vis du CSV. En outre, des réformes du règlement intérieur des AN ont introduit tout un tas de restrictions rendant le travail des chercheurs plus difficile, comme une interdiction de prendre des photos ou l’obligation d’avoir une autorisation écrite de la part du procureur général pour consulter des archives sur l’épuration administrative après la Deuxième Guerre Mondiale. Et d’importants pans des archives restent inutilisables faute de personnel pour en assurer l’indexation, le catalogage ou la numérisation. Beaucoup d’historiens se plaignent qu’un certain arbitraire présiderait encore aujourd’hui l’accès à certaines archives, étant souvent accordé « à la tête du client », les historiens « officiels » du pays se voyant ouvrir grandes les portes pour dresser des hagiographies des grands hommes de la nation, alors que ceux qui risquent de poser des questions plus critiques et de proposer des versions alternatives au discours officiel se verraient barrer cet accès. Un reproche qui agace considérablement Josée Kirps, qui y voit l’expression d’une mauvaise intention à son encontre. Toutefois, elle concède que certains fonds privés, bien que gérés aux AN, restent sous la protection des familles, qui demandent un droit de regard sur qui utilise ces documents et à quelles fins. Comme RTL garde un droit de regard sur l’utilisation de ses archives, pourtant sauvegardées et stockées au Centre national de l’audiovisuel avec de l’argent public. La propriété privée est une des plus hautes valeurs au Luxembourg, largement au-dessus du bien public.

La nouvelle loi comporte certes un court chapitre (IX) sur la communication des archives, garantissant leur accès gratuit à des fins de consultation à « toute personne qui en fait la demande », et ce plus rapidement qu’aujourd’hui, dès que les administrations n’en ont plus d’utilité et les auront versées. Pour les fonds spéciaux, un délai de cinquante ans est introduit, délai après lequel ils devraient s’ouvrir – ce qui n’est pas encore le cas de beaucoup d’archives concernant les années de l’immédiat après-guerre par exemple.

Or, de nouvelles restrictions réglementaires rendent les archives plus difficiles d’accès, et ce partout en Europe : ce sont celles liées à la protection des données personnelles, qui demandent que des informations concernant des personnes soient anonymisées, voire carrément détruites – ce à quoi les archivistes s’opposent avec la plus grande virulence. Comment écrirait-on l’histoire du Luxembourg par exemple sans pouvoir avoir accès aux registres des personnes des communes, sans pouvoir retracer les migrations, que ce soit l’émigration au XIXe siècle ou les différentes vagues d’immigration depuis le début du XXe siècle ?

1 Historikersträit zu Lëtzebuerg, table-ronde organisée par l’Association luxembourgeoise des enseignants d’histoire, avec : Vincent Artuso, Charles Barthel, Marie-Paule Jungblut, Michel Pauly et Henri Wehenkel, modération : Jacques P. Leider ; lundi 14 décembre à 18h30 au Musée Dräi Eechelen ; www.m3e.public.lu.
josée hansen
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