Avec Boisante et Miltgen comme têtes de liste, les socialistes de la capitale sortent de leur trajectoire historique

Déclin et chute des Stater Sozialisten

d'Lëtzebuerger Land du 28.10.2022

Dans la capitale, la section LSAP n’est plus depuis belle lurette qu’un reliquat politique. Elle est un cercle presqu’informel qui survit à lui-même par l’association de quelques douzaines de personnes qui poursuivent la coutume familiale ou de groupe consistant à présenter des candidats de leur noyau ou de leur périphérie nouvellement cooptée aux élections communales. Pernicieuses depuis 1969, celles-ci ne sont plus considérées comme un banc d’essai pour les législatives dans la circonscription Centre, où les socialistes battent de l’aile également, mais pas autant que dans la capitale.

La déconnexion entre les socialistes et l’électorat de Luxembourg a de nombreuses causes. Les unes sont structurelles. Le LSAP n’a jamais réussi à compenser la disparition de son électorat ouvrier par des apports de voix substantiels des nouvelles classes moyennes votantes qui ont émergé durant le dernier demi-siècle. Celles-ci ne se sont pas installées massivement en ville, et ne se sont pas non plus identifiées avec la politique des sociaux-démocrates, même si elles en étaient paradoxalement les principaux bénéficiaires. D’un autre côté, les petites associations récréatives et sportives traditionnelles se sont délitées, que ce soit à cause d’un manque de locaux de réunions et d’attractivité pour les jeunes et les nouveaux arrivants. Cette érosion a fini par priver les socialistes d’opportunités pour maintenir leur influence. En revanche, leurs concurrents du CSV et surtout du DP continuent à dominer les quelques grandes et prestigieuses associations qui ont survécu. Par ailleurs, le changement démographique de la capitale, avec 75 pour cent des habitants adultes qui ne sont pas inscrits d’office sur les listes d’électeurs, a eu pour effet que la politique de la ville peine à être un sujet de référence dans l’espace public. Ce qui est un avantage stratégique pour les gens en place, mais pas pour le LSAP.

Les autres causes du déclin relèvent de l’organisation même du parti dans la capitale. Jusqu’au début du siècle, les Stater Sozialisten disposaient de sections de quartier, parfois poussives, mais qui avaient l’avantage d’être, du moins potentiellement, les yeux et les oreilles des élus. Ces sections disposaient de nombreux délégués aux congrès régionaux et nationaux, et ceux-ci n’intervenaient et ne votaient pas toujours dans le sens du poil du noyau directeur réel du parti. Ceci fut à l’origine d’accidents politiques, comme le rejet d’une liste de candidats pour les législatives de 1999, liste qui prévoyait, dans un ultime réflexe corporatiste, de faire la part belle à des candidats CGFP. Jeannot Krecké s’employa donc à convaincre Jean Asselborn, à l’époque président du parti, à dissoudre ces structures rebelles. Depuis lors, les Stater Sozialisten sont une affaire de très peu de monde. En ville, le LSAP est devenu une sorte de sigle périodiquement ranimé pour les législatives, le sésame pour accéder au gouvernement, mais moribond et laissé sur le grabat quand il s’agit de politique communale, comme si là, tout était perdu d’avance.

Jusque-là, les représentant(e)s des vieilles familles socialistes – les Angel, Fayot et Krieps – étaient encore arrivé(e)s à maintenir les apparences que le LSAP continuait à se placer dans le sillage d’une certaine tradition social-démocrate. Mais depuis 2018, ces « dynasties » semblent à bout de souffle, ne livrent plus, incapables d’une initiative porteuse dans l’espace public. Pire, le double passage comme tête de liste au Centre d’Etienne Schneider, qui dès le référendum de 2015 s’est révélé être un aventurier politique plus soucieux de soi que de lois organiques de l’État ou de sa circonscription, a conduit entre 2013 et 2018 à la perte de deux sièges sur quatre par rapport à 2009. Avec 11,09 pour cent des voix aux communales de 2017 et 11,73 des voix du Centre et 10,99 en ville aux législatives de 2018, l’ancien grand parti traîne en petite quatrième place derrière les Verts.

Est-ce pour se sortir du marasme et de ses vieux gonds que les Stater Sozialisten ont désigné comme tête de liste le conseiller communal Gabriel Boisante, acteur et chef du petit mais très voyant consortium de bars-restaurants placés en des lieux de passage stratégiques qui aimantent une partie substantielle de la population jeune, huppée et multinationale de la ville, le flanquant de Maxime Miltgen, présidente des Femmes socialistes, étudiante en droit à Belval, non sans liens elle aussi avec ce type de « places to be », mais sans message politique sur la Ville avant sa nomination ? À noter qu’elle travaille dans la communication pour le ministère de l’Intérieur, ce même ministère qui est en charge d’organiser les élections communales.

L’on admet communément parmi les commentateurs politiques que le LSAP serait plus un parti programmatique qu’un groupe tournant autour d’une ou, parité oblige, deux personnalités phares. S’il est vrai que le LSAP peine à trouver de telles personnalités, le lieu commun du parti à programme s’avère, à y regarder de près, assez bancal. Avec Boisante, il était ainsi, dès la première semaine après sa nomination, difficile de savoir sur quel pied danser avec lui.

Un exemple. Depuis quelques années, les mesures que les partis avancent pour la Ville ont pour étalon comparatif le Quartier de la Gare, qui résume de manière exacerbée tous les problèmes qui s’y posent : densité démographique, lieu de passage central pour toutes les formes de mobilité, sécurité mise au défi par la criminalité organisée, absence de société civile organisée en dehors des structures sociales subventionnées et professionnalisées qui y pullulent pour pallier toutes les déclinaisons de la misère sociale, gentrification accélérée, explosion des prix du logement, etc. Boisante ne pouvait donc pas ne pas se prononcer sur ces questions.

Paperjam le cite le 4 octobre : « Il faut retrouver des commissariats de proximité, mettre de la culture et modifier l’urbanisme. » Et il ajoute : « C’est trop facile de nous opposer à l’usage d’agents privés, mais c’est également incroyable que la majorité puisse choisir de faire appel à des agents privés sans en aviser son opposition » Boisante élude ainsi élégamment la question de l’État de droit, pourtant relevée en 2020 par les partis de centre-gauche, pour mettre en avant une question d’amour-propre des élus. Dans le portrait truffé de citations mémorables sur sa vision de la société que Luc Laboulle a dressé de lui dans ce journal (d’Land du 7 octobre), Boisante suggère que ce sont des établissements comme son Paname à lui sur la Place de Paris qui, en se multipliant, pourraient avoir une influence positive sur le quartier. Pour Boisante, le salut ne vient pas des citoyens, mais d’une certaine clientèle, et son message subliminal est clair : cette clientèle, ce sont des gens comme moi qui l’amènent. Une autre manière de prôner la gentrification à gogo !

Entretemps, Boisante a dû se faire chauffer les oreilles par ses Pygmalions. Le 11 octobre, dans un reportage diffusé sur RTL-Télé, il essaie de tempérer : « De Problem mat der Gentrifizéierung ass, datt d’Leit, di do wunnen och eng Justifikatioun hunn. Et schwätzt ee vu Caféen, vu Commercen, vu Spideeler, vu Zerwisser. Di Leit, di dra schaffen, mussen och an där Géigend wunnen. Wa mer nëmme mat Gentrifizéierung denken oder schaffen, wou wunne dann déi Leit, wou wunnen dann di onqualifizéiert Aarbechter ? Ginn se da méi wäit an eng aner Gemeng ? » Chassez le naturel, il revient au galop ! Comme s’il fallait aux personnes à revenu modeste, que Boisante dote presque par réflexe de l’épithète peu flatteur d’« ouvriers non-qualifiés », et qui habitent le Quartier de la Gare depuis sa création à la fin du XIXe siècle, une « justification ». Il se situe ici très loin du giron socialiste historique.

Qu’est-ce que les socialistes peuvent donc trouver à ce malhabile qui met les pieds dans chaque plat placé sur son chemin, sans que cela ne fasse par ailleurs sursauter qui que ce soit à gauche ? À la question si Boisante, qui en tant que partie prenante commerciale revendique son rôle dans le changement de l’environnement urbain, ne pourrait pas, s’il devenait échevin, ce qui est son but affiché, être confronté à des problèmes de confusion des intérêts, le président de son parti, Yves Cruchten répond dans un tweet : « Eng Persoun eleng op säi Background ze reduzéieren, jo... kann ee maachen, muss een awer net ! An alle Gespréicher di ech an de läschte Joren mam Gab hat ass mer opgefall wéi kloer Virstellungen hien huet iwwer wéi een e gudd Zesummeliewen an der Stad kann hunn. » Même démarche que son poulain : On feint de ne pas voir l’éléphant dans la pièce pour passer aux réalités souhaitables.

En fait, dans la mesure où la ville a tourné, comme nous l’avons vu, une page dans son histoire associative dont le LSAP a été de surcroît évincé, Boisante vient combler une lacune. La culture récréative escapiste et individualiste basée sur des lieux de rencontre à vocation commerciale, dont il est un des concepteurs, piliers et profiteurs, fait fonction de succédané à cet autre monde irrémédiablement disparu. Et elle a l’avantage de capter également une large clientèle de nouveaux arrivants dans la ville en lui proposant, contre monnaies sonnantes et trébuchantes, une convivialité festive ostentatoirement à jour avec son temps. Les contre-mondes de Boisante permettent à ceux qui se considèrent plus comme des expats que comme des immigrés – et qui par ricochet considèrent également les habitants de leur pays d’accueil moins comme des concitoyens que comme des locaux – de développer dans ces points de repères rassurants de nouvelles identités passagères. Ce n’est pas un hasard que les cartes de ses établissements sont, pour ce qui est des boissons, exclusivement rédigées en anglais, et que l’on y retrouve, à côté de drinks labellisés « Pornstar » ou « Sex in the City », quelques rares vins luxembourgeois assortis d’un « Drinklocal Valeur sure » (sans accent circonflexe dans le texte) ou « Drinklocal Discover », pour annoncer un pinot gris et un pinot blanc.

Ce n’est pas un hasard non plus que la presse anglophone du Luxembourg a perçu de manière spécifique la candidature de Boisante. Le 7 octobre, sur RTL-Today, Christos Floros met en exergue la double nationalité luxo-française du candidat en émettant l’hypothèse subliminale qu’il pourrait mordre sur l’électorat français : « In fact the French represent the largest ethnic group behind Luxembourgers in the City. There are just over 37 000 residents with Luxembourgish nationality in the City with the Portuguese (12 000, nearly half the French), Italian, Spanish, Belgian, German, Romanian and Greek communities representing the other largest groups. » Par ce tour de passe-passe dans la meilleure tradition du différentialisme anglo-saxon, voilà le problème de l’inclusion et de la représentation démocratique tourné en problème de représentation ethnique ; et les Luxembourgeois, ces locaux, ravalés au niveau de groupe ethnique. Boisante, qui aurait dû sursauter s’il se plaçait dans une perspective citoyenne classique qui régit le code électoral, va jusqu’à remercier l’auteur sur Facebook. Il avalise par ce geste une politique de la ville clientéliste, ce qui n’est pas nouveau, discrètement ethnique, socialement marquée par les classes moyennes des déciles supérieurs, misant sans gêne sur une gentrification qui va de pair avec l’expansion effrénée et bruyante jour et nuit, sans aucun respect pour les habitants, des lieux dont lui-même est un des détenteurs. Sa co-listière Maxime Miltgen n’a pas voulu rester en manque sur ce sujet. Le 22 octobre, elle s’est fendue d’une tribune dans le Tageblatt où elle exige qu’une utilisation « multitemporelle » des immeubles devienne la règle dans la capitale, « indem man überall, wo es möglich ist, auf einen Mix von Geschäften, Restaurants und Bars mit unterschiedlichen Öffnungszeiten setzt. »

En désignant Gabriel Boisante et Maxime Miltgen têtes de liste pour les communales, le LSAP s’est engagé sur un pari électoral risqué. Mais cela n’est rien à côté du changement de paradigme que ces désignations impliquent. En tant que parti social-démocrate, le LSAP est arrivé en ville au bout de sa trajectoire. Il va se dissoudre dans son auto-négation. Boisante, c’est le suicide politique du socialisme municipal résiduel dans la capitale.

Victor Weitzel
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