Elles ne le crient pas encore sur les toits, mais les classes moyennes – soit la grande majorité des ménages luxembourgeois – ont le moral en berne et craignent la crise

Poor little rich people

d'Lëtzebuerger Land du 19.10.2012

Samedi matin, 10 heures, rue de Colmar-Berg à Mersch (mais ça pourrait être ailleurs, dans une zone similaire). Les bouchons sont gigantesques, les grosses voitures, berlines, coupés ou monospaces font du stop-and-go, pare-choc contre pare-choc. Or, après avoir bifurqué vers le Mierscherbierg, la plupart ne vont pas à droite, au supermarché Topaze, qui offre quelques enseignes du moyen de gamme, mais choisissent un des nouveaux centres commerciaux à gauche de la route, ou s’enchaînent plusieurs centres discount, le Top-Center avec la seule enseigne Colruyt du pays, et même un coiffeur low-cost, et, un peu plus loin, un Aldi et un Lidl. Les « double salaire social minimum » et plus n’ont plus peur de montrer qu’ils roulent certes en voiture haut de gamme, mais qu’à la maison, on mange des produits bas de gamme, achetés par cartons entiers (lire aussi encadré).
Les classes moyennes luxembourgeoises seraient-elles désormais touchées par la crise économique ? C’est ce qu’affirme par exemple l’OGBL dans sa campagne pour l’augmentation des allocations familiales, lancée en septembre – suite à leur désindexation, introduite en 2006, ces allocations auraient connu une diminution de leur valeur de l’ordre de treize pour cent –, mais aussi dans sa réaction du 11 octobre aux mesures d’austérité contenues dans le projet de budget de l’État pour 2013 (voir aussi d’Land n° 40/12 et 41/12). Ce paquet de mesures concerne, selon le syndicat, à nouveau les « salariés normaux », déjà pénalisés par la modulation du système d’indexation des salaires, le non-ajustement du barême d’impôts à l’augmentation du coût de la vie ou la désindexation des allocations familiales. De nouvelles initiatives comme la deuxième augmentation du tarif des chèques services accueil, la baisse de l’abattement pour forfait kilométrique ou le non-ajustement des retraites au 1er janvier 2013 viendraient ainsi encore grignoter le pouvoir d’achat de ces « citoyens lambda » – que d’autres, comme le gouvernement notamment, qualifient « d’épaules larges ».
En fait, quand le Premier ministre parle de ces « épaules larges » qui peuvent porter davantage des mesures d’austérité que les personnes socialement défavorisées, la norme acquise est un revenu disponible par ménage de 3,5 fois le salaire social minimum, soit actuellement 6 461 euros bruts. Ce seuil est souvent cité comme limite au-delà de laquelle l’indexation des salaires pourrait être freinée – le président du CSV, Michel Wolter, vient de relancer l’idée cette semaine, estimant toutefois qu’un seuil réaliste se situerait déjà à 2,5 fois le SSM, soit 4 600 euros –, mais en règle générale, on tait que la moyenne des ménages résidents avec deux adultes salariés dépasse ce seuil. « Le Luxembourg, pays des classes moyennes, » titrait L’Essentiel lundi 16 octobre, citant Kristell Leduc, chercheuse du Ceps/ Instead, qui constate, dans une étude sur la segmentation du marché du travail au grand-duché, que 51,3 pour cent des salariés font partie du « marché intermédiaire », qui ne se « détachent pas au niveau du salaire, mais ne sont pas non plus dans la difficulté. » Selon Eurostat, le revenu disponible brut (soit la somme des revenus primaires moins les prélèvements obligatoires, comme les impôts et les cotisations sociales) des ménages luxembourgeois par habitant atteignait, en 2010, avec 32 333 euros par an, plus du double de la moyenne européenne (14 751 euros/ an) et plus de quinze fois celui d’un citoyen roumain la même année.
Dans son Rapport travail et cohésion sociale 2012 (Cahier économique 114), présenté vendredi dernier, le Statec constate que le revenu disponible médian par ménage était en légère progression en 2011 par rapport à 2010 (plus 2,2 pour cent), soit 4 446 euros par mois. Quatre pour cent des ménages disposaient de moins de 1 500 euros de revenus mensuels, 17 pour cent de moins de 2 500 euros et seulement sept pour cent des ménages franchissaient les 10 000 euros de revenu mensuel par ménage. Mais à l’intérieur de cette échelle, il y a des clivages sociaux très nets : le revenu disponible par équivalent adulte des ménages de cadres dirigeants est « pratiquement le double de celui des ménages de travailleurs manuels » (page 150). À cela s’ajoute un clivage par nationalité : les ménages dont la personne de référence est luxembourgeoise ou allemande ont le niveau de vie le plus élevé (au-dessus de 3 000 euros), alors que les ménages belges, français ou italiens se situent en dessous de ce seuil, les ménages portugais étant les moins aisés, avec 2 000 euros par mois.
Sans grande surprise, l’institut statistique de l’État recense les salaires les plus bas dans l’agriculture, l’horeca, le commerce de détail, l’agroalimentaire et la construction, alors que les salaires les plus élevés sont dans les services financiers (assurances, banques, auxiliaires financiers) et le secteur de la distribution électrique (page 72). Le salaire moyen de l’administration publique était de 65 800 euros en 2010, de 70 800 dans l’éducation et de 75 700 dans la branche électricité. Les cloisonnements professionnels et par nationalité (nationaux, travailleurs frontaliers et non-Luxembourgeois) sont criants.
Or, constate le Statec, si le revenu disponible des ménages a triplé en valeur courante en 25 ans, passant de 19 000 euros en 1985 à 61 000 euros en 2009, la prise en compte de l’inflation montre que « depuis 2005, la hausse des revenus est compensée par celle des prix » de sorte que le revenu disponible réel des ménages est stable depuis 2005 (page 162). Pour les ménages se situant en bas de l’échelle sociale, les prestations sociales – allocations familiales, aides au logement, RMG et autres transferts – constituent près de cinquante pour cent des revenus, alors que pour les salariés du haut de l’échelle, la part du travail atteint 82 pour cent du total des revenus et la part des prestations sociales n’atteint que treize pour cent (pages 175-176). Une deuxième piste pour faire des économies dans les budgets sociaux de l’État, évoquées par la coalition CSV/LSAP en préparation des débats parlementaires sur le projet de budget, est celle d’une plus grande sélectivité sociale dans l’allocation de certaines aides, par exemple les allocations familiales, qui sont actuellement encore payées égalitairement à toutes les familles. Un ménage dépassant le revenu disponible mensuel de 6 500 euros pourrait-il carrément s’en passer ? Le rapporteur du budget 2013, Lucien Lux, veut analyser toutes les pistes.
Le Statec consacre aussi des dizaines de pages aux conséquences de la crise. Et note que la variation du pouvoir d’achat – donc l’évolution du salaire moyen par rapport au taux d’inflation – est négative depuis 2008 (-1,5 pour cent en 2008, faiblement positif, +0,3 pour cent en 2009 et à nouveau négatif en 2010, -1,3 pour cent). Si les travailleurs luxembourgeois aiment leur boulot, 88 pour cent se disant « très satisfaits » ou « satisfaits » de leurs conditions de travail (page 98) et citent en troisième position des critères justifiant cette satisfaction (après « gens agréables » et « travail intéressant »), leur « bon salaire » (qui satisfait six travailleurs sur dix au grand-duché, contre quatre sur dix seulement en moyenne européenne ; page 99), ils sont en même temps de plus en plus nombreux à avoir du mal à joindre les deux bouts à la fin du mois.
Ainsi, selon l’enquête Eurobaromètre réalisée par la Commission européenne et citée exhaustivement dans le rapport du Statec, l’indicateur de confiance des ménages au Luxembourg, bien que supérieur à la moyenne de la zone euro, a très fortement chuté d’août à novembre 2011, et s’est, depuis, stabilisé à ce bas niveau (page 125). Parallèlement, les attentes concernant l’évolution économique du pays ainsi que de leur propre situation financière sont à la baisse depuis lors (en décembre 2011, 28 pour cent des habitants du Luxembourg estimaient que leurs finances vont empirer en 2012 ; page 136) et les intentions d’achats importants pour l’année à venir se sont tassées. Presque vingt pour cent des répondants affirmaient avoir été à court d’argent au moins une fois durant l’année précédente pour payer des factures ordinaires ou pour acheter de la nourriture, et 34 pour cent des personnes interrogées pensent qu’elles courent un risque (élevé ou modéré) de ne pas pouvoir faire face à une dépense imprévue de 1 000 euros dans l’année à venir (moyenne européenne : 47 pour cent). Par contre, et ce fait est inquiétant, un quart des personnes ayant répondu à l’enquête Eurobaromètre affirmait en décembre 2011 qu’il craignait ne pas pouvoir payer le loyer ou un prêt hypothécaire à temps dans l’année à venir – le Luxembourg se situe ainsi exactement dans la moyenne européenne.
Par conséquent, il devient aussi difficile pour les familles de joindre les deux bouts, 24 pour cent des ménages déclaraient avoir du mal à s’acquitter des dépenses courantes, vu l’état actuel de leurs finances (page 139). Sans surprise, ce sont surtout les ménages monoparentaux (autour de 70 pour cent déclarent avoir du mal à tout payer) et une proportion élevée de travailleurs manuels (37 pour cent), mais aussi d’employés (32 pour cent), qui voient l’avenir en couleurs sombres. Côté logement, ce sont surtout les locataires (41 pour cent) qui se sentent touchés par l’augmentation du coût de la vie. La question de la charge du logement est préoccupante pour une très large majorité des personnes interrogées (83 pour cent). Dans son Conjoncture Flash de septembre 2012, le Statec note d’ailleurs une baisse encore plus sensible de la confiance des ménages durant le dernier semestre, d’été 2012, ce qui lui fait noter que nous avons vécu « un été déprimant ».
Si les classes moyennes ont le moral en berne, c’est aussi parce que les prix de certains produits sont en train de s’envoler, du gas-oil (plus 8,1 pour cent en un an), en passant par l’essence (plus 7,2 pour cent) et le gaz (plus dix pour cent) et les assurances liées au transport (plus 7,8), faisant grimper l’inflation générale. Si, en outre, les taxes communales pour les eaux, propres et usées, la garde d’enfants (qui a doublé pour certains ménages avec des enfants de moins de trois ans le mois dernier, suite à l’introduction de la première augmentation décidée en avril) ou le transport en commun augmentent considérablement, que des primes et allocations sont soit plafonnées, soit carrément supprimées, les queues devant les supermarchés bas de gamme risquent de s’allonger encore.

 

Le triomphe du cheap
Lors de son rendez-vous annuel avec les députés de la commission des Finances, en vue de la préparation des débats sur le projet de budget de l’État, l’Administration de l’enregistrement et des domaines a constaté mardi dernier que « les produits vendus par les enseignes discount (surtout les produits à prix réduits dans l’alimentation) sont de plus en plus sollicités par les consommateurs, » lit-on sur le site Internet du parlement. En analysant les chiffres des neuf premiers mois de l’année 2012 par rapport à la même période de l’année dernière, l’AED a en effet remarqué une progression de la TVA brute de 250 millions dans le commerce, dont la première moitié, soit 125 millions, fut réalisée par le commerce électronique et la deuxième par le commerce de gros et de détail. Or, dans le commerce de détail, cette progression est disparate : si les enseignes classiques enregistrent des baisses du chiffre d’affaires, ce n’est pas dû à une baisse du nombre de clients, mais au fait que les clients choisissent des produits moins chers. Les enseignes du low cost par contre connaissent une nette progression de leurs chiffres d’affaires. Des données qui sont indirectement confirmées par le ministère des Classes moyennes : le Luxembourg compte actuellement 27 points de vente Schlecker (entre 100 et 400 mètres carrés), quinze Aldi et sept Lidl (entre 600 et 1 000 mètres carrés) ainsi qu’un seul grand Colruyt (entre 1 600 et 2 000 mètres carrés). Trois magasins Lidl supplémentaires et un deuxième Colruyt, dans le sud du pays, sont en phase de planification.

josée hansen
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